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Malgré
leur importance dans le paysage littéraire du XIXe siècle,
Sand et Hugo ne se sont jamais rencontrés. Quand George Sand
a fait ses débuts sur la scène littéraire, d’abord
avec Rose et Blanche, puis avec Indiana, le premier
roman qu’elle écrit seule et signe de son pseudonyme, Hugo
est déjà un auteur reconnu, chef de l’école
nouvelle, encore tout auréolé du succès de Hernani.
Pendant longtemps, Sand ne paraît pas très touchée
par l’œuvre de Victor Hugo, même si elle reconnaît
son importance. Sa référence à Notre-Dame de
Paris dans son roman Horace (1842) témoigne de
certaines réserves :
« Nous venions de lire dans sa nouveauté
"Notre-Dame de Paris" ; nous nous abandonnions naïvement,
comme tout le monde alors, ou du moins comme tous les jeunes gens,
au charme de poésie répandu fraîchement par cette
œuvre romantique sur les antiques beautés de notre capitale.
C’était comme un coloris magique à travers lequel
les souvenirs effacés se ravivaient ; et, grâce au poète,
nous regardions le faîte de nos vieux édifices, nous
en examinions les formes tranchées et les effets pittoresques
avec des yeux que nos devanciers les étudiants de l’Empire
et de la Restauration, n’avaient certainement pas eus. Horace
était passionné pour Victor Hugo. Il en aimait avec
fureur toutes les étrangetés, toutes les hardiesses.
Je ne discutais point, quoique je ne fusse pas toujours de son avis.
Mon goût et mon instinct me portaient vers une forme moins accidentée,
vers une peinture aux couleurs moins âpres et aux ombres moins
dures. » (SAND George, Horace, Michel Lévy
Frères, paris, 1875, p.29.)
En 1845, Sand écrit un article sur la réception
de Sainte-Beuve à l’Académie
et s’y montre assez critique vis à vis de Hugo.
Il faudra attendre 1855 pour que Sand et Hugo rentrent en contact direct
l’un avec l’autre, aussi curieux que cela puisse paraître.
Cette année-là, Nini, la petite-fille de George Sand meurt,
la plongeant dans le désespoir. Apprenant la nouvelle, Hugo,
lui-même meurtri par la mort de sa fille Léopoldine en
1843, lui écrit :
« Voulez-vous permettre à quelqu’un
qui vous admire et qui vous aime de prendre votre main dans les siennes
et de vous dire que son cœur est à vous. Vos deuils sont
les miens par la même raison qui a fait que vos succès
sont mes bonheurs. » (Lettre de Victor Hugo à George
Sand, 4 août 1855, citée par CARRERE Casimir, George
Sand amoureuse, La Palatine, Paris-Genève,1967, p.407.)
Une correspondance amicale et révérencieuse
s’engage entre eux, mais elle ne deviendra jamais familière.
Dans leurs lettres, ils discutent art,
littérature, politique et se font part des grands événements
de leurs vies. Malgré des lettres déférentes, il
semble que Sand n’ait jamais renié tout à fait ses
restrictions au sujet des œuvres hugoliennes. En 1863, Sand écrivit
un article dans La Presse, le 14 août 1863, au sujet du livre
d’Adèle Hugo : « Victor Hugo raconté par un
témoin de sa vie » (George SAND, Questions d’art
et de littérature, Paris, Des Femmes, 1991, pp.304-309.)
En 1866, George Sand annonce avec joie la naissance
de sa chère petite-fille Aurore à Victor Hugo. Sur
cette lettre reçue, Victor Hugo a écrit quelques vers
(Correspondance, tome XIX, note de Georges Lubin, p.632) :
« A George Sand
Cette douce Aurore qui luit
Vient à point dans notre ciel sombre.
A nous deux nous sommes la nuit ;
Vous êtes l’astre et je suis l’ombre.
V.H., 17 janvier »
En 1872, ils faillirent se rencontrer à
Paris, mais la rencontre n’eut pas lieu. Quand, en 1875, un projet
d’édition complète de ses œuvres vu le jour,
Sand pensa dédier à Hugo son roman Valentine,
et prépara la dédicace suivante :
« A Victor Hugo. Ce n’est qu’une
fleurette sauvage, cueillie dans la jeunesse. Laissez-moi la mettre
dans l’ombre de l’arbre géant qui féconde
et préserve, sous l’abri de la grande amitié qui
bénit et encourage. - Nohant, juin 1875 » (Correspondance,
tome XIII, Index des correspondants).
Cette édition ne verra jamais le jour,
mais Victor Hugo eut connaissance de cette intention.
Lorsque Sand mourut en 1876, Victor Hugo écrivit un éloge
funèbre (voir ci-dessous) qui fut lu à l’enterrement
par Paul Meurice.
Notre amie Danièle Bahiaoui a préparé
l’édition de la Correspondance George Sand - Victor
Hugo, qui paraîtra en février 2004 chez HB éditions
Forcalquier.
Elle a publié un article sur les relations
de ces deux grands auteurs dans La Lettre d’Ars (http://www.pays-lachatre-berry.com/nohant/ars/lettre-ars/default.asp).
Eloge Funèbre de
Victor Hugo à George Sand
« Je pleure une morte, et je salue une
immortelle. Je l’ai aimée, je l’ai admirée,
je l’ai vénérée ; aujourd’hui dans
l’auguste sérénité de la mort, je la contemple.
Je la félicite parce que ce qu’elle a fait est grand et
je la remercie parce que ce qu’elle a fait est bon. Je me souviens
d’un jour où je lui ai écrit : « Je vous remercie
d’être une si grande âme ». Est-ce que nous
l’avons perdue ? Non. Ces hautes figures disparaissent, mais ne
s’évanouissent pas. Loin de là ; on pourrait presque
dire qu’elles se réalisent. En devenant invisibles sous
une forme, elles deviennent visibles sous l’autre. Transfiguration
sublime. La forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage
divin qui est l’idée. George Sand était une idée
; elle est hors de la chair, la voilà libre ; elle est morte,
la voilà vivante. Patuit dea.
George Sand a dans notre temps une place unique. D’autres sont
les grands hommes ; elle est la grande femme. Dans ce siècle
qui a pour loi d’achever la Révolution française
et de commencer la révolution humaine, l’égalité
des sexes faisant partie de l’égalité des hommes,
une grande femme était nécessaire. Il fallait que la femme
prouvât qu’elle peut avoir tous les dons virils sans rien
perdre de ses dons angéliques ; être forte sans cesser
d’être douce. George Sand est cette preuve. Il faut bien
qu’il y ait quelqu’un qui honore la France, puisque tant
d’autres la déshonorent. George Sand sera un des orgueils
de notre siècle et de notre pays. Rien n’a manqué
à cette femme pleine de gloire. Elle a été un grand
cœur comme Barbès, un grand esprit comme Balzac, une grande
âme comme Lamartine. Elle avait en elle la lyre. Dans cette époque
où Garibaldi a fait des prodiges, elle a fait des chefs-d’œuvre.
Ces chefs-d’œuvre, les énumérer est inutile.
A quoi bon se faire le plagiaire de la mémoire publique ? Ce
qui caractérise leur puissance, c’est leur bonté.
George Sand était bonne ; aussi a-t-elle été haïe.
L’admiration a une doublure, la haine, et l’enthousiasme
a un revers, l’outrage. La haine et l’outrage prouvent pour,
en voulant prouver contre. La huée est comptée par la
postérité comme un bruit de gloire. Qui est couronné
est lapidé. C’est une loi, et la bassesse des insultes
prend mesure sur la grandeur des acclamations. Les êtres comme
George Sand sont des bienfaiteurs publics. Ils passent, et à
peine ont-ils passé que l’on voit à leur place,
qui semblait vide, surgir une réalisation nouvelle du progrès.
Chaque fois que meurt une de ces puissantes créatures humaines,
nous entendons un immense bruit d’ailes ; quelque chose s’en
va, quelque chose survient. La terre comme le ciel a ses éclipses
; mais, ici bas comme là-haut, la réapparition suit la
disparition. Le flambeau qui était un homme ou une femme, et
qui s’est éteint sous cette forme, se rallume sous la forme
idée. Alors on s’aperçoit que ce qu’on croyait
éteint est inextinguible. Ce flambeau rayonne plus que jamais
; il fait désormais partie de la civilisation ; il entre dans
la vaste clarté humaine ; il s’y ajoute ; et le salubre
vent des révolution l’agite, mais le fait croître
; car les mystérieux souffles qui éteignent les clartés
fausses alimentent les vraies lumières. Le travailleur s’en
est allé, mais son travail est fait. Edgard Quinet meurt, mais
la philosophie souveraine sort de sa tombe, et, du haut de cette tombe,
conseille les hommes. Michelet meurt, mais derrière lui se dresse
l’histoire traçant l’itinéraire de l’avenir.
George Sand meurt, mais elle nous lègue le droit de la femme
puisant son évidence dans le génie de la femme. C’est
ainsi que la révolution se complète. Pleurons les morts,
mais constatons les avènements ; les faits définitifs
surviennent, grâce à ces fiers esprits précurseurs.
Toutes les vérités et toutes les justices sont en route
vers nous, et c’est là le bruit d’ailes que nous
entendons.
Acceptons ce que nous donnent en nous quittant nos morts illustres ;
et, tournés vers l’avenir, saluons, sereins et pensifs,
les grandes arrivées qu’annoncent ces grands départs.
»
Victor Hugo.
Discours lu par M. Paul Meurice le 10 juin 1876
à Nohant, lors des obsèques de George Sand.
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