Derniers
moments et obsèques de George Sand
Souvenirs d’un ami (Henry Harrisse)
Nous étions tous très inquiets,
nous communiquant les nouvelles que le docteur Favre envoyait à
Alexandre Dumas et celles qu’Aucante adressait à Calmann
Lévy, nos seules sources d’information sur l’état
de la santé de George Sand, notre illustre amie.
Le jeudi, 8 juin 1876, en revenant d’accompagner Flaubert, chez
qui nous avions trouvé une lettre de Martine et la copie au crayon
d’une dépêche de M. Plauchut, laissée par
Eugène Lambert, annonçant que Madame Sand était
au plus mal, je reçus ce télégramme :
La Châtre, 4 hs, 46 m.
du soir.
Ma mère est morte.
MAURICE SAND.
J’allai immédiatement communiquer
cette triste nouvelle à Dumas. Il l’avait aussi reçue.
Nous convînmes de nous prévenir mutuellement de l’heure
et du lieu des obsèques pour nous y rendre ensemble.
Le lendemain matin, 9 juin, plusieurs journaux, les Débats
entre autres, annonçaient que Madame Sand serait inhumée
à Paris. Cette nouvelle parut invraisemblable. Effectivement,
à huit heures un mot de Madame Dumas me prévenait que
les obsèques auraient lieu à Nohant, et que son mari m’attendrait
à la gare d’Orléans, le jour même, à
dix heures du matin. Je fis préparer ma valise à la hâte.
Le temps était affreux ; une pluie fine, serrée, froide,
des rafales d’un vent âpre ; on se serait cru en octobre.
A la gare, je trouvai sept personnes venues dans le même but.
Dumas arriva quelques instants après. Lui, Lambert, Paul Meurice,
M. Edouard Cadol, Calmann Lévy et moi, nous prîmes place
dans le même compartiment.
Nous arrivâmes à Châteauroux à trois heures
et quart. La pluie ne cessait de tomber, le sol était complètement
détrempé. Il n’y avait au débarcadère
que la diligence et les deux pataches qui desservent habituellement
la route de La Châtre, et déjà au complet. Grâce
à un ami de collège de Dumas, le capitaine Cadet de Vaux,
je trouvai chez un carrossier une espèce de berline que je louai
pour deux jours, et à quatre heures nous nous mîmes en
route pour Nohant, préparés à coucher dans quelque
auberge de rouliers, faute de mieux.
A sept heures du soir nous étions à Nohant. On finissait
de dîner. Nous attendîmes dans le jardin.
Le docteur Favre vint à nous, et prenant Dumas à l’écart,
il lui raconta dans les plus grands détails la maladie et la
mort de notre pauvre amie.
Maurice, son fils, ne tarda pas. Il se jeta dans mes bras. Je le trouvai
changé, vieilli, les cheveux presque blancs. « C’est
plus que la moitié de moi-même que je perds », me
dit-il.
Madame Lina, sa femme, prévenue de notre arrivée, nous
fit servir immédiatement à dîner. Pendant que nous
étions à table, Maurice vint et, apercevant Dumas, lui
passa les bras autour du cou, l’embrassant avec effusion.
A ce moment, on apporta une dépêche de Paris. C’était
la Société des gens de lettres qui priait Dumas de vouloir
bien prononcer un discours au nom de la Société. Il déclara
n’en vouloir rien faire, n’étant pas membre de cette
association, et pensant, fort justement, qu’elle aurait pu envoyer
une délégation spéciale, ou tout au moins un représentant.
Etaient installés au château, outre les hôtes habituels,
Madame Clésinger (Solange Sand) qui, prévenue de l’état
désespéré de sa mère par une dépêche
de son notaire, était venue de Paris en toute hâte, des
parents : Oscar Cazamajou, Madame Simonnet, Edme, René et Albert
Simonnet, le docteur Favre, MM. Aucante, Amic et Plauchut, amis de Madame
Sand.
Boutet, le factotum de Madame Sand à Paris, qui était
logé dans les environs, voulut m’emmener ; mais Madame
Lina avait eu la bonté de prier le docteur Pestel de vouloir
bien m’accueillir dans sa belle résidence de Saint-Chartier.
A dix heures, par une nuit noire et une pluie battante, je m’y
rendis, en compagnie de Paul Meurice et de Calman Lévy, qui devaient
également y demeurer.
Nous restâmes à causer avec le docteur Pestel jusque près
de minuit. Comme notre hôte avait constamment soigné Madame
Sand pendant sa maladie, je le priai de nous raconter les derniers moments
de cette femme aussi bonne qu’illustre.
Le lendemain j’interrogeai les principaux témoins de sa
mort, afin d’en fixer le récit, estimant que les détails
de cet événement ne seraient pas sans intérêt
pour les amis et les admirateurs du merveilleux écrivain que
fut George Sand.
Les réponses de ces témoins furent comparées et
soumises à un contrôle minutieux. De retour à Paris,
je mis en ordre les renseignements que j’avais recueillis, et
envoyai au docteur Pestel les résultats de mon enquête,
en le priant de s’assurer de leur parfaite authenticité.
Après avoir lu le manuscrit avec attention, il me le renvoya
complété par des notes que j’ai utilisées
dans les pages qui suivent, plusieurs fois en me servant de son langage
même.
* * *
Madame Sand, à la suite d’une fièvre
typhoïde contractée vers 1856, et qui avait laissé
des ulcérations, souffrait souvent de violentes douleurs intestinales.
Parlant peu d’elle-même, ne se plaignant presque jamais,
ne voulant pas attrister ses enfants par la visite du médecin,
elle n’avait recours à lui que lorsqu’elle ne pouvait
s’en dispenser, préférant choisir ses remèdes.
Pendant tout le printemps, sa santé avait été bonne
: mais depuis quinze jours l’atonie des organes était complète.
Cependant, elle se préparait à quitter Nohant pour un
séjour d’un mois à Paris, et devait partir le 3
juin. Le 30 mai, la maladie fit soudainement explosion.
Vers les trois heures de l’après-midi, Madame Sand, à
la suite d’un médicament qu’elle avait pris le matin
sur les conseils d’un jeune médecin de La Châtre,
se sentit très mal. Appelant sa femme de chambre, elle lui dit
d’aller chercher Maurice, qu’elle n’en pouvait plus
et souffrait horriblement. Son fils la trouva étendue sur le
canapé, en proie à de vives douleurs.
Lorsque, une heure après, Madame Lina rentra d’une noce
de village où elle était allée avec ses fillettes,
Madame Sand se plaignit de fortes souffrances et de nausées.
Les douleurs allèrent en augmentant, des vomissements survinrent
et à huit heures on envoya chercher son vieil ami, le docteur
Papet. Dès qu’il l’eut examinée, il dit à
Maurice : « Elle est perdue ! » Il passa la nuit à
Nohant. Cette nuit fut atroce pour la malade ; elle poussait des cris
qu’on entendait du fond du jardin.
Le lendemain matin on fut quérir le docteur Pestel. Il jugea
la situation tellement grave que la présence d’un médecin
de Paris lui parut nécessaire. Maurice répondit qu’il
allait télégraphier au docteur Favre de venir. Le docteur
Pestel voulait qu’on adjoignît à ce dernier un médecin
d’une science pratique incontestée. Et comme Maurice dit
n’en pas connaître, on lui désigna Barth ou Jaccoud.
Le lendemain 1er juin, le docteur Favre arriva seul, n’ayant pu
amener un des deux médecins désignés. Il repartit
immédiatement pour Paris avec le mandat d’envoyer sans
tarder un chirurgien, M. Péan ou un autre. Ce même jour,
Madame Lina avait télégraphié au docteur Darchy,
l’ancien médecin de Madame Sand, qui habitait dans la Creuse,
de venir. Avant de quitter Nohant, le docteur Favre, dont le zèle
et le dévouement ne se démentirent pas une minute, voulut
être porteur d’une note explicative de la maladie, pour
le docteur Péan. Ce fut le docteur Pestel qui la rédigea.
Le 2 juin, les docteurs Péan et Drachy arrivèrent et l’opération
fut pratiquée dans l’après-midi. Elle souffrit le
martyre stoïquement : la sueur ruisselait de son front.
On télégraphia alors au docteur Favre de revenir. Il revint
par le premier train.
La fièvre disparut ; les docteurs Péan et Favre retournèrent
à Paris, le dimanche 4 juin, croyant la pauvre malade sauvée.
Ce qui surtout la préoccupait, l’humiliait, c’était
la nature de son mal : comme l’hermine elle serait morte d’une
tache. Très souvent, elle répéta : « Que
Maurice ne me voie pas souffrir ; épargnez-lui cette peine, et
que les petites ne viennent pas. » La nuit suivante, voyant le
docteur Pestel se pencher sur son oreiller, elle lui dit, le tutoyant
pour la première fois : « Mon pauvre petit docteur, que
tu es bon ; je te remercie… Pourquoi rester ? Une si vilaine maladie
! » Et c’est pour que ses enfants et ses amis ne pussent
en voir les traces, qu’elle les éloignait de son chevet.
Cependant, le 7 juin au matin, Madame Lina qui veillait l’ayant
entendue murmurer : « Adieu, mes chères petites filles
! » lui dit : « Veux-tu qu’on aille les chercher ?
- Oui », répondit-elle. Les enfants vinrent et s’approchèrent
du lit. « Mes chères petites, leur dit-elle, que je vous
aime ! Oh ! mes adorées, je vous aime ! Je vous aime ! »
Et elle répétait ces paroles à travers ses halètements
de douleur.
Pendant sa maladie, Madame Sand parla très peu. Mais dans la
nuit du 7 au 8 juin, on lui entendit fréquemment répéter
d’une voix affaiblie : « Mon Dieu, la mort, la mort ! »
Cette nuit, elle éprouva de grandes souffrances. Il fallait à
tout instant la relever dans son lit et la changer de position. Le docteur
Pestel, Madame Clésinger et la dévouée Solange
Marier ne restèrent pas deux minutes sans être occupées
soit à la mouvoir, soit à la faire boire. Vers une heure
du matin, elle voulut être lavée. En vain on lui représenta
que ce serait une secousse inutile et pénible. Elle insista jusqu’à
ce qu’on lui obéit.
Sur les trois heures du matin, Maurice, marchant sans bruit, se présenta
sur le seuil de la porte. Madame Sand le vit aussitôt et s’écria
: « Non, non, va-t’en. »
A plusieurs reprises elle dit à ceux qui l’entouraient
: « Ayez pitié, mes enfants ; ayez pitié ! »
Vers six heures du matin, la malade cherchant du regard la lumière,
Madame Clésinger changea la direction du lit de façon
que sa mère eût la fenêtre en face.
Il y avait à ce moment près d’elle : Madame Lina,
Madame Clésinger, René Simonnet, M. Cazamajou et le docteur
Favre. Le docteur Pestel s’était éloigné
à quatre heures, jugeant d’après le pouls de la
malade que l’existence se prolongerait pendant vingt-quatre heures
environ. Tout à coup, elle dit d’une façon à
peine intelligible : « Adieu, adieu, je vais mourir. Adieu Lina,
adieu Maurice, adieu Lolo, ad… », voulant certainement ajouter
: adieu Titite, mais elle ne le put. Puis elle murmura peu après
: « Laissez verdure. » Quelques instants s’écoulèrent,
puis elle prit la main de Solange et la porta à sa bouche en
faisant le simulacre de mordre. Sa fille lui demanda si elle voulait
manger. Elle fit signe que oui. On lui fit avaler péniblement
une ou deux petites cuillerées de bouillon. Alors le regard devint
fixe et terne, la respiration laborieuse, et elle s’éteignit
ainsi à dix heures du matin.
Au moment où elle allait expirer, Madame Lina, Solange, MM. Simonnet
et Cazamajou s’étaient agenouillés auprès
de son lit. Le docteur Favre fit de même. Dès que la malade
eut rendu le dernier soupir, le docteur Favre se redressa, et levant
la main au-dessus du corps de George Sand, il dit avec force : «
Tant que je vivrai, votre mémoire ne sera jamais souillée.
»
George Sand, baronne Dudevant, née Lucile-Aurore-Amandine Dupin
de Francueil, née à Paris, rue Meslay n°15 (19 actuel),
le 12 messidor an XII (1er juillet 1804), mourut en son château
de Nohant (Indre), le jeudi, 8 juin 1876, à dix heures du matin,
dans sa soixante-douzième année.
La veille, 7 juin, vers neuf heures du soir, il n’y avait près
d’elle à ce moment que sa fille et sa bru lorsqu’elles
entendirent prononcer ces mots : « Adieu, adieu, je vais mourir
», puis plusieurs paroles inintelligibles, finissant par : «
Laissez verdure. » Solange regarda Madame Lina, comme pour lui
dire que sa pauvre mère n’avait plus ses facultés
; mais en y réfléchissant, voici l’interprétation
qu’elles donnèrent à ces deux mots :
Il y a dans le cimetière de Nohant, à l’angle de
droite, appuyé au mur mitoyen qui le sépare du château,
un petit enclos réservé, tout recouvert de broussailles
et de plantes folles qui cachent la tombe du père et de la grand’mère
de Madame Sand. Quand on entre dans cet enclos, on remarque une croix
en marbre blanc, sans aucune inscription, et derrière cette croix,
une stèle aussi de marbre blanc. Ces deux petits monuments funéraires
furent érigés par Maurice et par Madame Clésinger
lorsqu’on y inhuma les restes de son enfant, transférés
de Paris, vers 1855, en l’absence de Madame Sand. Celle-ci, à
son retour à Nohant, vit ces ornements tumulaires avec regret,
ayant toujours préféré, dit-elle, au marbre, de
la verdure pour des tombes.
D’après un des récits qui me furent faits, Madame
Solange, lorsqu’elle arriva à Nohant, aurait trouvé,
dans un petit sachet de satin bleu, un écrit de sa mère
daté de 1857 ou 1858, qui commençait ainsi : « La
mort n’étant pas un malheur, mais une délivrance,
je ne veux sur ma tombe aucun emblème de deuil, je désire,
au contraire, qu’il n’y ait que du gazon et des fleurs,
des arbres et de la verdure. » Cet écrit aurait été
déchiré peu après. Je n’ai pu contrôler
ces détails. Mais lors des promenades que je fis avec Madame
Sand, ou quand nous allions préparer un herbier des plantes mentionnées
dans ses romans champêtres, il nous arriva plusieurs fois de passer
devant cet enclos. Un jour que rentrant au château nous traversions
le cimetière, Madame Sand s’arrêta un instant pour
me fournir quelques détails sur ce lieu, en réponse à
mes questions. Elle me donna alors à entendre que son désir
serait d’avoir une sépulture cachée sous le feuillage
comme celle de sa grand’mère. C’est évidemment
à cette pensée que se rapportaient les paroles : Laissez
verdure, qu’elle prononça la veille et le jour de
sa mort.
* * *
Lorsque nous arrivâmes à Nohant,
les restes de l’illustre défunte étaient déjà
exposées, sur son lit, dans sa chambre à coucher, le visage
tout couvert de fleurs. Dumas, montrant plus de courage que moi, voulut
la voir une dernière fois. Il me dit en descendant que la main
droite, mignonne et polie comme l’ivoire, seule n’éatit
pas recouverte.
Ce fut Madame Clésinger qui, aidée de Solange Marier,
pieusement donna aux restes de sa mère les derniers soins.
Elle passa dans la chambre mortuaire toute la nuit du 8 au 9 juin. Avec
elle s’y rendirent successivement les jeunes Simonnet, le docteur
Favre, Aucante, MM. Amic et Plauchut.
La nuit suivante, les servantes seules veillèrent ; la décomposition,
hélas ! était tellement avancée, qu’elles
durent se tenir dans le cabinet de travail adjacent. Mais quand on l’ensevelit,
les traits de notre pauvre amie parurent bien moins altérés
que la veille.
Le samedi, 10 juin, je descendis de bonne heure au salon du docteur.
Je l’engageai vivement à mettre par écrit tout ce
qui s’était passé sous ses yeux pendant la maladie
de Madame Sand. Il me le promit.
A dix heures, mes compagnons et moi nous reprîmes, par une pluie
battante, la route de Nohant, où nous déjeunâmes
en compagnie du prince Napoléon, de Renan et de Flaubert, arrivés
le matin même. Les amis, les invités, les curieux, des
reporters envoyés par le Figaro et le Bien public, se promenaient
dans le jardin. Ils discutaient la nouvelle qui venait de nous être
communiquée que Madame Sand serait enterrée selon les
rites de la religion catholique. Tout le monde parut étonné
et on se demandait à qui il fallait attribuer l’initiative
de cette cérémonie inattendue. J’allai aux renseignements.
Les parents et les amis de la famille croyaient que le testament contiendrait
une clause formelle ordonnant des funérailles civiles ; non que
Madame Sand affichât des sentiments anti-religieux ; mais son
opinion sur les prêtres, ou plutôt sur le bas-clergé,
était défavorable.
Dumas et Aucante, auxquels elle avait de son vivant confié d’importants
papiers, ayant eu à interroger Me Ludre, son avoué à
La Châtre, ou Me Moulin son notaire, sur les dernières
dispositions de la défunte à l’égard de ces
documents, apprirent que, par un codicille, la garde leur en était
maintenue. En même temps, ils furent informés que le testament
ne renfermait aucune disposition déterminant la manière
dont elle voulait être inhumée.
La question de l’enterrement fut alors agitée par les membres
de la famille, auxquels vinrent s’adjoindre le Dr Favre, MM. Aucante
et Plauchut.
Dès le 7 juin, dans la soirée, Madame Solange, prévoyant
la fin prochaine de la malade, avait consulté MM. Simonnet et
Cazamajou sur le mode d’enterrement qu’il conviendrait de
préférer. Chacun d’eux lui répondit : «
Mais je pense que ce sera un enterrement civil. » Telle n’était
pas l’opinion de Madame Solange.
Un des amis de la famille donna son mot. Il dit que Madame Sand devait
être enterrée civilement ; que ses opinions l’exigeaient
; que faire autrement serait lui aliéner tout le parti républicain
; que du reste Madame Sand était allée à l’enterrement
civil de Sainte-Beuve, étant la seule femme qui s’y trouvât,
que c’était là, de sa part, une sorte de déclaration.
Madame Solange lui répondit que d’abord Madame Sand n’était
pas la seule femme qui se fût rendue aux obsèques de Sainte-Beuve
: que si elle y était allée, c’était à
cause de Sainte-Beuve et non de l’idée d’adhérer
à un enterrement civil ; qu’au contraire, dans bien des
circonstances sa mère s’était moquée de gens
qui se faisaient inhumer ainsi ; dernièrement encore à
l’occasion de l’enterrement civil à Châteauroux
d’un nommé Patureau-Francœur.
Madame Lina répondit à Solange : « Madame Sand n’a
jamais exprimé devant moi d’intentions à ce sujet.
J’ai fait enterrer civilement mon père, parce que cela
me regardait. Il s’agit de votre mère ; c’est à
vous à régler cette question avec Maurice. »
Maurice inclinait pour un enterrement civil. Sa sœur lui demanda
s’il avait des instructions de sa mère, il répondit
que non. Elle insista alors pour que Madame Sand fût inhumée
religieusement, disant que si elle eût désiré être
enterrée civilement, disant, elle n’aurat pas manqué
de le dire [sic].
La famille Simonnet, M. Cazamajou et le docteur Favre, qu’on croyait
libre penseur, se rangèrent de cet avis. Il ne fallait pas, dirent-il
[sic], par un enterrement civil, choquer les sentiments religieux de
la population au milieu de laquelle Madame Sand avait toujours vécu
et allait avoir sa dernière demeure.
Le docteur Papet, consulté, dit à Madame Solange que s’il
y avait un enterrement civil, ni lui ni sa famille ne s’y rendraient.
Sur les instances du docteur Favre, Maurice consentit à un service
religieux. Et lorsque, après la cérémonie funèbre,
Papet vint prendre congé de Maurice, ce dernier lui dit, avec
une grande émotion : « Es-tu content ? les choses se sont-elles
passées selon ton désir ? - Oui, répondit le plus
ancien et le plus fidèle ami de Madame Sand, je trouve que tout
s’est passé pour le mieux. » Maurice lui serra la
main avec effusion.
L’abbé Villemont, curé de Vic, connaissait Madame
Sand personnellement. Il avait même récemment déjeuné
et passé toute une après-midi au château, et pendant
la maladie de notre amie il était venu chaque jour demander de
ses nouvelles ; se promenant même dans le jardin, sous les fenêtres
de la maison en lisant son bréviaire, avec l’espoir sans
doute, qu’au moment suprême, elle le ferait demander. Bien
que Madame Sand eût conservé toute sa raison, elle ne dit
pas un mot à ce sujet. Si elle avait manifesté le désir
de voir un prêtre, le respect de son fils et de sa bru pour toutes
ses volontés était tel, que, malgré leur sentiment
à cet égard, ils n’eussent pas hésité
à y obéir. D’autre part, MM. Aucante et Plauchut
éloignèrent l’abbé Villemont, pensant que
sa présence à Nohant, si elle était connue de Madame
Sand, ne pourrait que l’attrister sans la décider jamais
à recourir à ses bons offices.
Aussi lorsque Solange, après qu’elle lui eut fermé
les yeux, demanda pour le corps de sa mère l’entrée
de l’église à l’abbé Villemont, celui-ci
ne crut pas devoir l’accorder avant d’en avoir obtenu la
permission de l’archevêque de Bourges. De là un échange
de dépêches télégraphiques de Solange avec
le cardinal de la Tour d’Auvergne, qui n’hésita pas
à accorder l’autorisation demandée.
Sur ces entrefaites, il se produisit un contretemps. La bière
en plomb envoyée de Paris s’étant trouvée
trop petite, on avait été obligé d’en faire
venir une autre, laquelle n’arriva que très peu de temps
avant l’heure fixée pour les obsèques.
Vers les onze heures et demie, le cercueil fut descendu dans le vestibule
du château, et exposé une heure durant recouvert d’un
drap mortuaire à croix d’argent. lorsque je m’approchai,
la cour était presque remplie de paysannes, la tête couverte
de leur capeline, et je crois en avoir vu plusieurs asperger la bière
d’eau bénite. Marie Caillaud se trouvait à la gauche
du cercueil, distribuant des brindilles de laurier, en guise de buis,
à tous ceux qui s'approchaient.
Entre midi et demie et une heure, le corps fut levé et porté
à bras dans la petite église par des paysans vêtus
d’un sarreau bleu. Ils étaient précédés
du prêtre, homme encore jeune. Derrière lui, venait un
vieillard en blouse, qui portait un cierge et psalmodiait. Le prince
Napoléon tenait d’une main un des cordons du poêle
et de l’autre une des petites branches de laurier.
Le convoi entra dans l’église ; mais comme elle était
déjà presque remplie, par des paysannes, ceux qui suivaient
ne purent s’y placer, et refluant au dehors, ils vinrent se mêler
aux villageois et à quelques ouvriers venus de La Châtre,
qui se tenaient sur la place, tête nue, par la pluie et le vent.
Il y avait en tout environ deux cents personnes. Nous remarquâmes
l’absence de Hetzel, de Marchal, de Charles Edmond et du directeur
de l’Odéon.
La pluie ne cessait de tomber. On entendait de la place les chants et
le service religieux, qui dura peu de temps. Sans attendre la sortie,
j’allai au cimetière. Le nouveau caveau de l’enclos
était béant. Commencé la veille, on venait à
peine de le terminer. Des paysans et le maçon en admiraient la
solidité et le ciment.
C’est une simple voûte en briques, construite au milieu
du terrain réservé, et dont le sommet ne dépasse
pas le niveau du sol. A la gauche de l’entrée du caveau,
cachées sous des broussailles, sont, côte à côte,
les dalles qui recouvrent les restes du père et de la grand’mère
de Madame Sand. (Sa mère est enterrée à Paris.)
Une des deux tombes s’étend un peu sous le mur qui sépare
le cimetière de la cour du château. Un très beau
cyprès couvre ces tombes de ses rameaux.
La porte de communication, récemment pratiquée dans le
mur mitoyen, se trouvait ouverte. Vers une heure, la procession funèbre,
précédée d’un enfant de chœur portant
la croix, et du prêtre revêtu d’une étole violette
très usée, franchit la porte et vint se placer près
du caveau. Les autres assistants se répandirent dans le cimetière,
mais les places les plus rapprochées échurent à
des gens complètement étrangers.
Après quelques courtes prières, le prêtre, l’enfant
de chœur et le chantre se retirèrent. Un homme assez âgé,
que j’appris être M. Périgois, conseiller général
de l’Indre et républicain très avancé, lut
d’une voix émue un discours retraçant en termes
dignes et justes la vie parmi eux de l’illustre défunte.
Paul Meurice alors s’avança et, à son tour, il lut,
lentement, de solennelle façon, les pages que Victor Hugo avait
envoyées. Ce style, ces phrases toutes faites qui ne signifient
absolument rien, produisirent un médiocre effet. Flaubert, lui,
trouvait cette prosopopée sublime, et il m’avoua l’avoir
déjà lue trois fois, chaque fois y découvrant de
nouvelles beautés. Le prince Napoléon et Renan n’y
virent qu’une « affaire de procédé, à
la portée de tout littérateur possédant un copieux
lexique. »
Le prince s’était proposé de prendre la parole.
Dumas, de son côté, avait passé une partie de la
nuit à écrire un discours. Mais étant venus à
penser qu’entre le clergé et Victor Hugo il n’y avait
pas place pour eux, ils se turent.
Ce cimetière inculte, toutes ces paysannes enveloppées
de manteaux, agenouillées et priant dans l’herbe humide
; le ciel gris, la pluie fine et froide qui vous fouettait le visage,
le vent bruissant à travers le cyprès et se mêlant
aux litanies du vieux chantre, me touchèrent bien plus que toute
cette rhétorique. Et cependant je ne pouvais m’empêcher
de dire, à part moi, que la nature, en ce triste moment, devait
bien à George Sand un dernier rayon de soleil !
J’allais faire mes adieux à Maurice et à sa femme.
Me prenant les mains, Madame Lina me dit : « Bien qu’elle
ne soit plus, vous nous restez, n’est-ce pas ? »
J’étais tellement ému que je ne savais quoi répondre.
Je cherchai alors Aurore et Gabrielle, pour les embrasser avant de partir.
Les chères petites étaient à la grille du château,
au milieu d’une foule de pauvres venus de tous les environs, occupées
à distribuer des aumônes, selon leur cœur et suivant
la touchante coutume du pays.
HENRY HARRISSE
Septembre 1876.
(Cité en Annexe IV, dans Correspondance, tome XXIV,
pp.654-672.)
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