Nohant, 9 avril
1967
Cher ami,
J’ai été encore un peu malade en arrivant ici,
fatiguée surtout, bien que le voyage ne soit rien, et que je
dorme en chemin de fer mieux que dans un lit. Mais je suis affaiblie
cette année, et il faut que je patiente, ou que je m’habitue
à n’avoir plus d’énergie vitale. Je ne souffre
pas, c’est toujours ça. J’ai retrouvé ma
charmante belle-fille toujours charmante, et ma petite-fille sachant
donner de gros baisers et marchant presque seule. Chère enfant
! Je n’ose pas l’adorer. Il m’a été
si cruel de perdre les autres ! Elle est forte et bien portante, mais
je ne peux croire à aucun bonheur, bien que je paraisse toujours
avec mes enfants, l’espérance en personne. Nohant est
tout en feuilles et en fleurs, bien plus que Paris et Palaiseau. Il
n’y fait pas froid, mais nous avons des bourrasques comme en
pleine mer. Maurice a fini toutes les corrections que vous lui aviez
indiquées. Il me charge de vous renouveler tous ses remerciements
et de vous exprimer sa cordiale gratitude. Moi, j’ai à
vous remercier toujours pour vos bonnes lettres et les détails
si intéressants sur tous nos amis de lettres. Vous
vivez avec délices dans cette atmosphère capiteuse.
C’est de votre âge, moi je m’y plais complètement
quand j’y suis, mais je ne sais si je pourrais y vivre toujours
sans dépérir. Je suis paysan au physique et au moral.
Elevée aux champs, je n’ai pas pu changer, et quand j’étais
plus jeune, le monde littéraire m’était impossible.
Je m’y voyais comme dans une mer, j’y perdais toute personnalité,
et j’avais aussitôt un immense besoin de me retrouver
seule ou avec des êtres primitifs. Nos paysans d’alors
ressemblaient encore pas mal à des Indiens. A présent
ils sont plus civilisés et je suis moins sauvage. N’importe,
j’ai encore du plaisir à revoir des gens sans esprit,
que l’on comprend sans effort et que l’on écoute
sans étonnement. Mais je ne veux pas vous désenchanter
de ce qui vous enchante, d’autant plus que je m’y laisse
enchanter aussi, et de très bon cœur quand je rentre dans
le courant. Vous subissez le charme de la rue de Courcelles, à
ce que je vois. Ce charme est très grand, plus soutenu mais
moins intense que celui du frère. Ces deux personnes
seront infiniment regrettables, si la tempête qui s’annonce
les emporte loin de nous. Mais que faire ? Les révolutions
sont brutales, méfiantes et irréfléchies ! Je
ne sais où en sont les idées républicaines. J’ai
perdu le fil de ce labyrinthe de rêves, depuis quelques années.
Mon idéal s’appellera toujours liberté, égalité,
fraternité. Mais par qui et comment, et quand se réalisera-t-il
tant soit peu ? Je l’ignore. ce que je sais, c’est que
partout on entend sortir de la terre et des arbres, et des maisons
et des nuages, ce cri - En voilà assez !
Je suis tentée de demander pourquoi, bien que je voie l’impuissance
de l’idée napoléonienne vis-à-vis d’une
situation plus forte que cette idée ; mais quand on l’a
acclamée et caressée quinze ans, comment fait-on pour
en revenir et s’en dégoûter en un jour ? Notez
que ceux qui se plaignent et se fâchent le plus aujourd’hui
sont ceux qui depuis quinze ans la défendaient avec le plus
d’âpreté. Que s’est-il passé dans
ces esprits bouleversés ? N’y avait-il dans leur enthousiasme
qu’une question d’intérêt, et la peur est-elle
la suprême fantaisie ?
Vous ne voyez pas cela à Paris, là où vous êtes
situé. Ce vieux Sénat vous impose, il vous
indigne, et vous applaudissez les libres penseurs qu’on persécute.
En province, on sent que cela ne tient à rien, et généralement
on est abattu, parce que l’on méprise le parti du passé
et parce qu’on redoute celui de l’avenir. Quelle étincelle
allumera l’incendie ? un hasard ? et quel sera l’incendie
? un mystère. Je suis naturellement optimiste ; pourtant, j’avoue
que cette fois, je n’ai pas grand espoir pour une génération
qui depuis 15 ans, supporte les Veuillot - J’en reviendrai peut-être.
J’attends.
Songez à votre promesse de venir nous voir.
George Sand
Nohant 9 avril
Encore amitiés de Maurice. Il est dans sa collection entomologique
; nettoyage mensuel. Il infecte la benzine et je lui défends
de toucher à ma lettre pour vous dire un mot.
(Lettre de George Sand à Henry Harrisse, du 9 avril 1867, dans
Correspondance, tome XX, pp.386-388).