[Nohant, 29 janvier 1871.] Dimanche
Cher ami, quelle joie nous apporte votre lettre
si bien détaillée, si intéressante et qui nous
rassure autant que possible sur tous ceux que nous aimons ! Nous restons
pourtant inquiets de Marchal, qui m’a écrit
le 17, à la veille de la sortie dont il devait être.
Je suis étonnée aussi que ni vous ni Plauchut ne m’ayez
parlé de ma pauvre Martine, (ma bonne) qui demeure
rue Gay-Lussac dans le haut de ma maison et qui eût pu être
blessée. Et depuis votre lettre, il a pu se passer tant de
choses ! ON se rassure à peine sur ses amis, car on se demande
ce qui a pu leur arriver le lendemain du jour où ils ont écrit.
On est heureux de tenir et de relire cent fois un mot de leur main,
et puis l’inquiétude et la douleur recommencent. On ne
dort pas, on mange à regret, on souffre moralement par l’imagination,
tout ce qu’ils souffrent matériellement. Que Paris nous
est cher, à présent, et comme nous aimons ceux qui donnent
ce grand exemple à la France ! Pauvre France ! quelle fatalité
pèse sur ses armées ! Il y a pourtant du cœur et
du dévouement en masse, mais le soldat souffre trop, et nous
ne sommes pas bien conduits, il faut le croire. Je ne sais pas ! Qui
peut être juge des faits qu’on ne voit pas et qui ne nous
sont transmis qu’avec excessive réserve ? Mais je crois
plus juste et plus vrai de mettre la faut sur le compte de quelques
hommes insuffisants, et trop suffisants, que sur
celui d’une nation généreuse et brave dont la
tête s’appelle Paris et se défend avec tant d’héroïsme.
Quelle sera la fin ! Impossible de le prévoir, et nos âmes
sont dans une sorte d’angoisse…
Ah ! mon Dieu, cher ami, le sous-préfet de la Châtre
m’apporte la nouvelle de l’armistice ! Je ne sais si c’est
la paix, je ne sais quel avenir, quelles luttes intestines, quels
nouveaux désastres nous menacent encore, mais on ne vous bombarde
plus, mais on ne tue plus les enfants dans vos rues, mais le ravage
et la désolation sont interrompus, on pourra ramasser les blessés,
soigner les malades… C’est un répit dans la souffrance
intolérable. Je respire, mes enfants et moi, nous nous embrassons
en pleurant. Arrière la politique ! Arrière cet héroïsme
féroce du parti de Bordeaux qui veut nous réduire au
désespoir et qui cache son incapacité sous un lyrisme
fanatique et creux, vide d’entrailles. Comme on sent dans Jules
Favre une autre nature, un autre cœur ! Je suis en révolte
depuis trois mois contre cette théorie odieuse qu’il
faut martyriser la France pour la réveiller. Ne croyez pas
cela ! La France est bonne, vaillante, dévouée, généreuse.
Mais vous ne vous doutez pas à Paris de la manière dont
elle est administrée. - Que de choses j’aurais à
vous dire ! - Ah venez, venez vite, si vous pouvez sortir de Paris.
Amenez-moi mon cher Plauchut, s’il peut s’absenter et
mes Lambert ; au moins la femme et l’enfant. J’imagine
qu’on ne retiendra pas les femmes et les enfants. Nous sommes
comme ivres d’émotion et de surprise. Nous redoutions
pour Paris les derniers malheurs. -
Vous enverrai-je cette lettre par Londres ? c’est bien long.
J’attends demain pour savoir s’ils laisseront passer les
lettres pendant l’armistice. Je ne l’espère pas.
Lundi, pas de nouvelles. Le n[umér]o du Moniteur
organe de Gambetta, ne publie pas encore la dépêche d’hier.
Peut-être ne l’avait-on pas reçue au moment où
le journal a paru. Mais il nous prépare depuis quelques jours
à blâmer tout effort de conciliation. Il a un ton dépité
et je crains une division marquée entre le G[ouvernemen]t de
Paris et la Délégation, c’est-à-dire entre
Jules Favre et Gambetta. Les créatures de ce dernier ont dit
sur tous les tons que la reddition de Paris n’engagerait pas
la France. Ce serait beau, si on avait l’intelligence d’organiser
la France. Mais on a l’impudeur de nous dire que la guerre ne
fait que commencer sérieusement. C’est donc pour s’amuser
qu’on a fait périr depuis trois mois tant de pauvres
enfants par le froid, la misère, la faim, le manque d’habits,
les campements impossibles, les maladies, le manque de tout, le recrutement
des infirmes opéré cruellement et stupidement, l’incurie
des chefs, l’incapacité des généraux, oui,
c’était un essai, la part du feu. En trois mois on n’a
rien su faire que de la dépense inutile, dépense d’hommes
et de ressources. L’on est indigné en lisant depuis deux
jours les décrets que l’on daigne prendre à
la dernière heure, pour réprimer des abus que toute
la France signalait avec indignation ; sans que le dictateur
fît autre chose que de promener en tous lieux sa parole bouffie
et glacée ! Ah ! ce malheureux fanfaron a tué la République
! il l’a fait haïr et mépriser en France, et vous
pouvez m’en croire, moi qui, en maudissant les hommes ambitieux
et nuls de mon parti, persiste à croire que la forme républicaine,
même la plus égalitaire, est l’unique
voie où l’humanité puisse entrer avec honneur
et profit.
Je ne sais pas si nos appréhensions se réaliseront.
Nous craignons la lutte Favre et Gambetta. Nous craignons que Favre
ne vienne pas lui-même à Bordeaux. Lui seul a assez de
poids en France pour empêcher une scission funeste qui, en définitive,
tournerait au profit des légitimistes ou autres ennemis de
la république, car vous allez voir le parti de Gambetta insulter
Paris comme il a insulté tout ce qui faisait obstacle à
son ambition. Ce parti n’est pas la majorité, tant s’en
faut. Mais il est au pouvoir, il a passé tout le temps du siège
à s’installer, ne montrant d’autre préoccupation
sérieuse que d’avoir des hommes à lui, honnêtes
ou non, peu lui importe. Il brise ceux qui osent avoir un avis, il
procède à la manière, et plus brutalement, avec
scandale. Et la France a subi cette dictature avec une patience héroïque,
et elle sera calomniée aussi par ce parti incapable et outrecuidant,
elle qui a tout donné, hommes et argent, quelle que fût
l’opinion personnelle, pour défendre l’honneur
national. Jusqu’à cette heure, rien n’a servi,
tout a été désastre. Où donc est la raison
d’être de cette dictature ? A l’heure qu’il
est, tout vaut mieux que sa durée.
Voilà mon sentiment. Je ne demande pas mieux que d’être
injuste et de me tromper. Je ne puis juger que par les faits accomplis,
mais par quoi donc juger si ce n’est par le résultat,
quand on a été témoins de tout ce qui devait
l’amener ? J’ai applaudi des deux mains au commencement,
tous les sacrifices me paraissaient doux, j’avais l’espoir
en Gambetta et la foi en la France. Chère France ! plus que
jamais elle est grande, bonne surtout, patiente, facile à
gouverner et rendons justice à nos adversaires politiques,
ils ont presque tous fait leur devoir. Qu’on ne vienne pas dire,
pour sauver la gloire de la délégation, qu’on
ne pouvait pas mieux faire et que l’esprit public a été
mauvais. Ce sera un infâme mensonge contre lequel je protesterai
de tout mon pouvoir et de toute mon âme quand viendra l’heure
de juger sans faire appel aux passions.
Adieu, mon ami. J’envoie ma lettre par Londres. Puissiez-vous
recevoir bientôt ces remerciements que mon cœur vous envoie.
Je crains d’abuser de la délicatesse de nos communications
en vous envoyant des lettres pour nos amis de Paris, et peut-être
aurons-nous la facilité de nous écrire par une voie
plus prompte. Mais dites quand même à Plauchut et faites
dire à Mme Adam, à Marchal, aux Berton, à tous
ceux que vous me nommez - à mes Lambert, que je les aime et
les attends.
Tachez de faire savoir à Cadol, 16, rue Laval que
sa femme et son enfant sont en bonne santé à Bruxelles,
et que nous leur avons cautionné un crédit chez un banquier.
A vous de cœur, pour moi et tous les miens.
G. Sand
Nohant, 30 janvier 71.
(Lettre de George Sand à Henry Harrisse,
du 29 janvier 1871, dans Correspondance, tome XXII, pp.271-275.)