- Votre premier chapitre :
Après votre présentation historique (société
rurale au XIXe siècle et influence de la révolution
industrielle) vous avez tout à fait raison d'établir
une comparaison avec d'autres œuvres romanesques du XIXe. Sans
doute y avez-vous pensé, mais n'omettez pas de souligner que
Sand est le premier auteur à avoir donné une telle ampleur
à l'évocation du monde paysan, et que, si Balzac est
directement contemporain de Sand, les autres auteurs, Zola et Maupassant,
sont de la génération suivante, et doivent être
considérés comme des héritiers, même s'ils
n'ont pas "copié" Sand (on est sûr cependant,
par des recherches récentes de la spécialiste hongroise
Anna Szabo, que Zola avait lu Sand – si vous le souhaitez, je
peux vous donner les références bibliographiques de
cet ouvrage, dont je pense pourtant qu'il ne vous est pas nécessaire
de le lire en entier). Peut-être pouvez-vous aussi étudier
les aspects ruraux de Madame Bovary, de Flaubert, qui était
de surcroît un ami de Sand, et qui a écrit Un cœur
simple, l'histoire d'une servante de campagne, pour George Sand
(et comme Maupassant était le disciple de Flaubert, on a là
une filiation de pensée, même s'il n'y a pas chez Maupassant
une volonté consciente de poursuivre la pensée de Sand,
démodée à l'époque du naturalisme).
- Votre deuxième chapitre :
Il me semble que votre plan est complet et équilibré.
Ne vous laissez pas prendre par la simplicité apparente du
roman : il s'inscrit dans les prises de position politiques et philosophiques
de Sand. Étudiez tout particulièrement les deux premiers
chapitres. Pour le thème de la vie champêtre, ne négligez
pas l'Appendice et le véritable travail de folkloriste de Sand.
Un conseil général : je pense nécessaire, mais
sans doute l'avez-vous déjà fait, que vous ayez lu les
autres romans que l'on appelle champêtres et qui évoquent
la vie rurale en Berry (surtout La Petite Fadette et François
le Champi, qui ont été écrits peu après
La Mare au Diable). Si vous en avez le temps et la possibilité,
lisez, à titre documentaire, Le Meunier d'Angibault
et Les Maîtres Sonneurs. Il ne s'agit pas d'élargir
votre étude à ces romans (sinon vous aurez encore une
thèse de plus à faire !) mais cela vous donnera une
vision plus complète du monde rural sandien et la possibilité
de quelques comparaisons intéressantes.
Votre troisième chapitre
Vous auriez intérêt à regrouper vos rubriques,
votre plan en paraîtra moins éparpillé et plus
stylistique que grammatical. Vous pourrez, je pense, grouper dans
une sous-partie l'étude la phrase, où vous pourrez distinguer
le type des phrases et leur structure.
De même la temporalité des verbes débouchera directement
sur l'étude discours/récit, puisque l'opposition discours/récit
se fonde notamment sur l'opposition des temps (ainsi que sur d'autres
critères grammaticaux, bien sûr).
Si vous aviez besoin de détail sur le sens et l'emploi de termes
dialectaux, n'hésitez pas à me poser des questions,
même s'il me semble que j'ai, en général, donné
des notes en ce domaine dans l'édition Livre de Poche.
J'espère que ces commentaires et ces suggestions vous seront
utiles. N'hésitez pas à me contacter à nouveau
si vous souhaitez me poser des questions.
Bon courage et bon travail.
Marielle Caors.
Je joins deux textes que j'ai écrits
récemment et qui pourraient peut-être vous apporter des
renseignements et des idées. Je vous autorise bien volontiers
à les citer. La seule chose que je vous demande si vous les
utilisez dans votre travail, c'est de mentionner vos sources. Le premier
texte a été publié dans le catalogue de l'exposition
George sand et la politique, Le Blanc (France), 2004.
GEORGE SAND ET L’IMAGE DU BERRY
Alors que le lien entre George Sand et le Berry nous paraît
toujours couler de source, l’implantation de l’écrivaine
à Nohant est en fait le fruit de circonstances fortuites. Née
à Paris en 1804 de l’union de Maurice Dupin, un officier
des armées qui allaient devenir impériales et de Sophie
Delaborde, une jeune femme du peuple, la petite Aurore Dupin est élevée
dans la capitale par sa mère, entrevoyant son père à
la faveur des retours de campagne et connaissant à peine sa
famille paternelle, opposée au mariage de ce fils de famille
(descendant du maréchal de Saxe par sa mère Marie-Aurore,
et de la noblesse de robe par son père, Louis-Claude Dupin
de Francueil) avec une grisette au passé douteux.
Mais en juillet 1808, le lieutenant-colonel Dupin, aide de camp de
Murat, se trouve à Madrid. Sa femme, restée à
Paris avec leur fille, décide de rejoindre son mari, malgré
le jeune âge d’Aurore et une seconde grossesse déjà
avancée. Après un voyage éprouvant, elle parvient
à Madrid, où naît son fils, Louis. Quelques semaines
plus tard, Murat qui partait prendre les eaux rentre en France et
donne congé à Maurice Dupin, qui décide alors
d’aller passer quelque temps chez sa mère, dans son domaine
berrichon de Nohant, acquis une dizaine d’années plus
tôt pour se protéger de la tourmente révolutionnaire.
Le jeune officier n’envisageait alors que le séjour temporaire
de vacances en famille. Un premier drame les atteint là-bas,
la mort du petit Louis né à Madrid. Mais cette disparition,
aussi triste soit-elle, n’aurait rien changé à
l’existence d’Aurore, si elle n’avait pas été
suivie de la mort de Maurice Dupin lui-même, jeté à
terre par un cheval à peine dompté. La belle-mère
et la belle-fille restent en présence mais si elles s’estiment,
elles ne s’aiment pas ; Marie-Aurore Dupin finira par obtenir
de Sophie qu’elle lui laisse la garde de la fillette et rentre
à Paris. Bien sûr, la petite Aurore retournera de temps
à autre voir sa mère ; elle passera même environ
deux ans à Paris au couvent des Augustines Anglaises pour parfaire
son éducation, mais la majeure partie de son enfance et de
son adolescence se déroule à Nohant, petit village berrichon,
véritable archétype de la ruralité.
Consciente de l’isolement de sa petite-fille, de l’abattement
provoqué par les deuils familiaux et par le départ de
sa mère, Marie-Aurore Dupin a la sagesse de passer outre les
préjugés et de laisser la fillette partager les jeux
de ses petits voisins, enfants des domestiques, des artisans et des
fermiers du château et du village. Elle évoquera cette
éducation hors norme dans ses mémoires : Ma grand-mère
ayant enfin compris que je n’étais jamais malade que
faute d'exercice et de grand air, avait pris le parti de me laisser
courir, et pourvu que je ne revinsse pas avec des déchirures
à ma personne ou à mes vêtements.(Histoire
de ma Vie, III, 9). Sa correspondance abonde en témoignages
sur ses relations peu ordinaires avec des domestiques ou des fermiers
qui ont été pour la plupart ses amis d’enfance
et ses compagnons de jeux : … Fanchon[bonne de Maurice,
âgé de 3 ans] va je crois se marier avec un garçon
du village qui a été son camarade d'enfance et le mien,
car tout ce qui a de 20 à 25 ans, tant filles que garçons
dans la commune, peut se vanter de m'avoir donné des coups
de poing, et d'en avoir reçu de moi. Je conviens que comme
demoiselle cela pouvait passer pour une très mauvaise éducation,
mais en vérité cette ancienne intimité, a établi
tant de confiance et d'attachement entre mes villageois et moi, sans
que jamais depuis ce 1er âge, j'aie jamais eu besoin de réprimer
leur familiarité, que je ne [me] repens point d'avoir été
élevée ainsi, et que je ne crois pas que ma Grand'Mère,
femme au-dessus de toutes les autres, se fût mise sans intention
au-dessous de tous les usages reçus, et des remontrances qu'elle
recevait de toutes ses connaissances, à cause de ma mauvaise
tenue. (Correspondance t. XXV, p. 127, lettre à
Jane et Aimée Bazouin, 30 nov 26). Quelques années plus
tard, elle rappellera les mêmes circonstances : Élevée
avec eux, habituée pendant 15 ans à les regarder comme
des camarades, à les tutoyer, à jouer avec eux comme
fait aujourd'hui Maurice avec Thomas, je me laisse encore souvent
gronder et gouverner par eux. Je ne les traite pas comme des domestiques,
et un de mes amis remarquait avec raison que ce n'étaient pas
des valets, mais bien une classe de gens à part qui s'étaient
engagés par goût à faire aller ma maison, mais
qui y vivaient aussi libres, aussi chez eux que moi-même. (Correspondance
t.II, p.612, lettre à Jules Boucoiran, 13 mars 1830).
Ainsi se sont constituées une expérience et une inspiration
originales : Aurore Dupin devenue George Sand se souviendra aussi
bien des hameaux que des châteaux, et pourra porter sur la vie
rurale un regard éclairé. D’ailleurs, même
si ce n’était pas la matière qui lui apportait
le plus de plaisir, elle a passé de longues heures en compagnie
de son précepteur Deschartres à s’initier au fonctionnement
et à la gestion d’un domaine – au grand dam du
précepteur qui croyait la convaincre de la nécessité
de l’autorité et de la précision : il m'emmenait
voir nos champs et nos prés, assurant que je devais me mettre
au courant de ma fortune et que je ne pouvais de trop bonne heure
me rendre compte de mes dépenses et de mes recettes. Il me
disait : « Voilà un morceau de terre qui vous appartient.
Il a coûté tant, il vaut tant, il rapporte tant. »
Je l'écoutais d'un air de complaisance, et lorsque au bout
d'un instant il voulait me faire répéter ma leçon
de propriétaire, il se trouvait que je ne l'avais pas entendue,
ou que je l'avais déjà oubliée. Ses chiffres
ne me disaient rien; je savais très bien dans quel blé
poussaient les plus belles nielles et les plus belles gesses sauvages,
dans quelle haie je trouverais des coronilles et des saxifrages, dans
quel pré des mousserons ou des morilles, sur quelles fleurs,
au bord de l'eau, se posaient les demoiselles vertes et les petits
hannetons bleus ; mais il m'était impossible de lui dire si
nous étions sur nos terres ou sur celles du voisin, où
était la limite du champ, combien d'ares, d'hectares ou de
centiares renfermait cette limite, si la terre était de première
ou de troisième qualité, etc. Je le désespérais,
j'étouffais des bâillements spasmodiques, et je finissais
par lui dire des folies qui le faisaient rire et gronder en même
temps. « Ah ! pauvre tête, pauvre cervelle, disait-il
en soupirant. C'est absolument comme son père; de l'intelligence
pour certaines choses inutiles et brillantes, mais néant en
fait de notions pratiques ! pas de logique, pas un grain de logique
! » Que dirait-il donc aujourd'hui s'il savait que, grâce
à ses explications, j'ai pris une telle aversion pour la possession
de la terre que je ne suis pas plus avancée à quarante-cinq
ans que je ne l'étais à douze ! (Histoire de
ma Vie, III, 9). Nous voyons également dans ce récit
plaisant que George Sand aimait aussi dans sa vie rurale le contact
permanent avec une nature qu’elle connaît bien (elle a
de solides connaissances en botanique) et dont elle perçoit
déjà les qualités esthétiques.
Mais il ne faut pas oublier qu’elle a côtoyé et
même dans une certaine mesure partagé la vie quotidienne
des paysans : Je dévorais les livres qu'on me mettait entre
les mains, et puis tout à coup je sautais par la fenêtre
du rez-de-chaussée, quand elle se trouvait plus près
de moi que la porte, et j’allais m'ébattre dans le jardin
ou dans la campagne, comme un poulain échappé. J'aimais
la solitude de passion, j'aimais la société des autres
enfants avec une passion égale ; j'avais partout des amis et
des compagnons. Je savais dans quel champ, dans quel pré, dans
quel chemin je trouverais Fanchon, Pierrot, Liline, Rosette ou Sylvain.
Nous faisions le ravage dans les fossés, sur les arbres, dans
les ruisseaux. Nous gardions les troupeaux, c'est-à-dire que
nous ne les gardions pas du tout, et que, pendant que les chèvres
et les moutons faisaient bonne chère dans les jeunes blés,
nous formions des danses échevelées, ou bien nous goûtions
sur 1’herbe avec nos galettes, notre fromage et notre pain bis.
On ne se gênait pas pour traire les chèvres et les brebis,
voire les vaches et les juments quand elles n’étaient
pas trop récalcitrantes. On faisait cuire des oiseaux ou des
pommes de terre sous la cendre. Les poires et les pommes sauvages,
les prunelles, les mûres de buisson, les racines, tout nous
était régal. (Ibid.).
C’est tout cela qui lui a permis de comprendre le détail
de leur vie quotidienne, et bientôt de leurs difficultés,
car elle a pu mesurer leur pauvreté matérielle et intellectuelle
et elle s’est attachée à les dépeindre
pour les faire connaître et pour les défendre ; par là,
jouant à la fois de l’idéalisation de héros
emblématiques et de la description concrète et réaliste
de la vie tous les jours, elle manifeste son engagement politique
et apporte un témoignage historique de première main,
participant à l’évolution de la réflexion
sociale de son siècle et aux premiers essais de l’ethnologie.
Les paysans et le peuple rural en général apparaissent
donc logiquement très tôt dans son oeuvre, dans une société
dont ils ne sont que l’ultime maillon, comme dans Valentine
(1832), André (1834) ou Simon (1836 ), mais
déjà les détails de la vie sont très présents
: dans Valentine, la fête au village donne l’occasion
de décrire les danses, les costumes, les coutumes, qui s’insèrent
dans la trame romanesque, comme le traditionnel baiser de début
de bourrée que Valentine, demoiselle de petite noblesse, doit
accepter de Bénédict, un paysan qui la trouble fort.
Dans André, c’est une partie de campagne qui
met en relation (et décrit avec finesse) les classes de la
société provinciale : petites artisanes de La Châtre,
hobereaux campagnards, paysans.
Les années 1844-1846 marquent un tournant avec trois romans,
Jeanne, Le Meunier d’Angibault et La Mare
au Diable. Le récit y donne en effet de plus en plus de
place aux personnages paysans, même si Jeanne, dont la simplicité
et l’ignorance font un personnage encore réaliste, reste
une héroïne exceptionnelle par son caractère et
sa destinée : aimée du châtelain de Boussac, demandée
en mariage par un jeune anglais fort riche, elle ne peut pas vraiment
représenter la réalité d’une destinée
paysanne mais c’est malheureusement dans sa mort qu’elle
rejoint le réel : poursuivie par un troisième homme,
petit bourgeois sans scrupules, elle meurt des suites d’une
chute qu’elle a faite pour échapper à son persécuteur.
Dans Le Meunier d'Angibault toutefois la description du monde
rural est plus complète, depuis le châtelain et le fermier
enrichi jusqu’au journalier et au dernier mendiant, et déjà
George Sand en profite pour étudier l’évolution
des moeurs dans les campagnes ; on y voit notamment au début
la description de trois générations de femmes, avec
leur costume, leurs habitudes mais aussi leur degré de culture
: la grand-mère ne sait ni lire ni écrire, la mère
peut consulter l’almanach et Rose, la petite-fille, sait très
bien lire des romans… (ch. 7). L’image de ce monde
est plus contrastée aussi, jouant encore sur l’idéalisation
des héros et le réalisme des seconds rôles mais
y ajoutant souvent la vigueur de la caricature - la description du
fermier Bricolin, notamment, en fournit un exemple d’une méchanceté
réjouissante et roborative, que l’on n’attend pas
de Sand quand on ne la connaît que superficiellement : …il
suffisait de voir ses yeux un peu bridés, son vaste abdomen,
son nez luisant, et le tremblement nerveux que l’habitude du
coup du matin (c’est-à-dire les deux bouteilles de vin
blanc à jeun en guise de café), donnait à sa
main robuste, pour présager l’époque prochaine
où cet homme si dispos, si matinal, si prévoyant et
si impitoyable en affaires, perdrait la santé, la mémoire,
le jugement et jusqu’à la dureté de son âme,
pour devenir un ivrogne épuisé, un bavard très
lourd, et un maître facile à tromper.…Il avait
une blouse grise à ceinture et à plis fixés sur
sa taille courte, qui lui donnait l’aspect d’une barrique
cerclée. Ses guêtres exhalaient une odeur d’étable
indélébile, et sa cravate de soie noire était
d’un luisant graisseux. (ch. 8).
Si ce dernier aspect n’apparaît guère dans La
Mare au Diable, en revanche une restriction de champ remarquable
y attire l’attention sur un hameau peuplé de simples
paysans qui pour la première fois sans doute se trouvent être
les héros d’un roman digne et sobre. Sans doute Germain,
le personnage principal, peut paraître un peu trop beau et trop
honnête, mais il n’en reste pas moins un paysan de son
temps, un homme simple, inculte, dont la réflexion et la parole
sont limités. Et si nous pouvons trouver aussi trop esthétique
et trop littéraire l’admirable description du labour
qui ouvre le roman, nous verrons pécisément dans le
cours de l’histoire le travail constant et pénible, le
difficile équilibre de la survie des familles, le dénuement
de Marie et de sa mère. C’est là également,
avec l’Appendice du roman intitulé les Noces de Campagnes,
que George Sand, après avoir multiplié les détails
authentiques de la vie rurale, utilise le prétexte du mariage
de ses personnages pour décrire avec la minutie d’un
ethnologue des cérémonies et des traditions dont elle
perçoit l’exemplarité et pressent la disparition
prochaine : Le Berry est resté stationnaire, et je crois
qu’après la Bretagne et quelques provinces de l’extrême
sud de la France, c’est le pays le plus conservé qui
se puisse trouver à l’heure qu’il est. Certaines
coutumes sont si étranges, si curieuses, que j’espère
t’amuser encore un instant, cher lecteur, si tu permets que
je te raconte en détail une noce de campagne, celle de Germain,
par exemple, à laquelle j’eus le plaisir d’assister
il y a quelques années. Car, hélas ! tout s’en
va. Depuis seulement que j’existe il s’est fait plus de
mouvement dans les idées et dans les coutumes de mon village,
qu’il ne s’en était vu durant des siècles
avant la Révolution. (les Noces de campagne,
ch.1).
Les romans que l’on appelle « champêtres »
poursuivent cette évolution. En effet George Sand apporte deux
changements importants. Le premier prend place dans le schéma
narratif car elle a alors recours à un narrateur principal
: le chanvreur itinérant qui en automne vient broyer le chanvre
de ferme en ferme et enrichit ainsi les veillées de tous les
potins et nouvelles du pays (ce personnage apparaît déjà
dans l’Appendice de La Mare au Diable, où il
était de le même façon présenté
comme le dépositaire de la culture et des traditions locales).
Par là elle donne la parole directement aux paysans, dont les
récits et les aventures vont faire entrer le lecteur plus profondément
encore dans le quotidien authentique des paysans berrichons, puisqu’ils
évoquent ainsi directement et naturellement leurs occupations,
leurs activités, les objets qui les environnent.
Le second changement, c’est que cette évolution narrative
en entraîne une autre, dans le domaine stylistique cette fois,
George Sand s’efforçant, en faisant parler des paysans,
de faire entendre, dans une langue qui reste littéraire, le
vocabulaire expressif, le langage particulier, le ton général
de ses personnages. C’est dans le prologue de François
le Champi que George Sand explique cette nouvelle recherche,
tandis qu’elle se dépeint, bavardant dans un chemin creux
avec son ami François Rollinat, à qui elle prête
cette formule désormais célèbre : Raconte-la
moi[l’histoire du Champi] comme si tu avais à ta droite
un Parisien parlant la langue moderne, et à ta gauche un paysan
devant lequel tu ne voudrais pas dire une phrase, un mot où
il ne pourrait pas pénétrer.
La Petite Fadette(1849), Les Maîtres Sonneurs
(1853) poursuivront cette expérience originale, en allant toujours
plus loin dans l’intériorisation de la représentation
paysanne : dans Les Maîtres Sonneurs, le même
chanvreur devient le narrateur de sa propre histoire – c’est
sans doute le premier récit où un paysan prend la parole,
et il la prend pour raconter une vie où le romanesque n’éclipse
pas la description d’une ruralité authentique.
George Sand évoquera encore les paysans berrichons dans le
reste de son oeuvre, mais d’une façon plus sporadique,
à l’exception de Nanon (1872), roman historique
qui décrit la progression intellectuelle et la réussite
sociale d’une jeune paysanne pendant la Révolution.
Par le fait, tout se passe comme si les relations privilégiées
que George Sand entretient avec le Berry se trouvaient à la
source de ses engagements intellectuels, et que la passion d’une
terre bien-aimée l’ait conduite à une réflexion
tant morale qu’esthétique. Il faudrait un livre pour
relever dans la correspondance toutes les lettres où elle évoque
son amour de ce terroir simple et ignoré. Citons, parmi tant
d’autres, une lettre de 1844 : Le pays n’est pas beau,
il a des petits coins agréables que j’adore et que je
trouve sublimes, mais c’est de l’orgueil de village et
l’amour du clocher. Enfin les habitants, depuis quarante ans
que je vis avec eux, me paraissent la meilleure population de l’univers.
Cependant j’entends dire à d’autres que c’est
la plus détestable. (Correspondance, VI, p. 388,
lettre à Auguste Richard de la Hautière, 18 janvier
1844). Cette lettre, peut-être moins connue que d’autres
sur le même sujet, présente à mes yeux l’intérêt
de souligner la clairvoyance de Sand dans ses affections – elle
n’ignore pas les faiblesses du pays comme des gens, et elle
en sourit – ainsi que de lier indissolublement les uns et l’autre
: cette terre est un tout, esthétique, humain et philosophique,
ainsi qu’elle le résume dans une lettre à Sainte-Beuve
: Je suis occupée à m’abrutir à la
campagne. C’est de toutes mes passions, la seule qui n’ait
rien perdu. Cette vie de paresse morale, d’ignorance et d’activité
physique, a toujours pour moi des charmes infinis. C’est que
c’est le voeu de la nature jusqu’à un certain point,
et que l’excès contraire, dans lequel nous vivons ailleurs
révolte nos facultés et dépasse nos forces.
(Correspondance, VI, p.909, 29 juin 1845). Plus familière,
et plus amusée, elle écrit de même en 1845 à
son cousin de Villeneuve, qu’elle doit rejoindre à Paris
: […]Voici le dernier mois qui me sépare de vous
et de Paris. A cause de vous, je me console, et il me faut bien cela
pour ne pas pleurer d'avance le séjour de la campagne que j’aime
tant et qu'il faut quitter pour celui de la grand ville que je déteste.
J'aspire à voir ma fille toute élevée, n ayant
plus besoin de ces leçons d'art qu'on ne trouve que là,
pour revenir m'enfermer dans mon horizon de choux et de pommes de
terre. […] Ma vie et mon séjour sont ce qu'il y a de
plus humble; mais pourvu que je voie le ciel à découvert
et que j'aie de la terre (sans pavé) sous les pieds, je me
trouverais bien dans une hutte de sauvage. (Correspondance,
VII, p. 156, 4 novembre 1845).
Elle n’aura alors de cesse de faire connaître son Berry,
un monde rural dont elle veut montrer les grandeurs et les beautés.
Si elle commence, comme nous l’avons vu plus haut, par décrire
des costumes, des fêtes, des traditions, elle y joint aussitôt
de superbes descriptions des paysages de ce qu’elle baptise,
dès Valentine en 1832, la Vallée Noire : expression
poétique d’un réel bien-aimé que résume
la phrase bien connue : Il me semblait que la Vallée Noire
c’était moi-même, c’était le vêtement
de ma propre existence. Mais elle ne restera pas sur ce plan
purement esthétique : les gens qui l’entourent, ces gens
qu’elle connaît et qu’elle a su aimer, lui permettent
de passer d’une admiration égoïste à une
prise de conscience, peut-être justement via la distorsion qu’elle
constate entre cette beauté qu’elle comprend et les difficultés
de ceux qui y vivent sans la voir ni pouvoir l’apprécier
: Mais, hélas ! cet homme n’a jamais compris le mystère
du beau, cet enfant ne le comprendra jamais ! dit-elle de Germain
et Petit-Pierre,…il manque à cet homme une partie des
jouissances que je possède…(La Mare au Diable,
ch.2)
De même qu’elle avait voulu se faire l’avocate des
femmes brimées (Adieu les ignobles passions et l’imbécile
métier de dupe ! Que le nom de quiconque sait mentir soit effacé
à jamais de mon souvenir, mais que le mensonge soit flétri,
et que l’esclavage féminin ait aussi son Spartacus. Je
le serai ou je mourrai à la peine. » avril-mai 37, à
Frédéric Girerd), de même elle décide de
se faire le porte-parole des paysans, et à travers eux, de
tout un peuple défavorisé : Ceux qui l’ont
condamné à la servitude dès le ventre de sa mère,
ne pouvant lui ôter la rêverie, lui ôté la
réflexion (La Mare au Diable, ch. 2).
Il est d’ailleurs frappant de constater que c’est en 1843,
juste avant l’écriture de Jeanne, du Meunier
d’Angibault et de La Mare au Diable et le tournant
que marquent ces romans dans l’évocation des paysans,
que George Sand crée un personnage, de fiction mais non de
roman, à qui elle confiera le soin de représenter le
peuple des campagnes : Blaise Bonnin. Il est présenté
comme un paysan sans fortune mais un peu dégrossi (il sait
lire et, conseiller municipal, il espère devenir maire aux
élections suivantes), il écrit à un sien parent
pour lui raconter un fait-divers qui vient d’avoir lieu à
La Châtre. Lettre fictive, mais anecdote tristement authentique
: on a conduit à l’hospice de La Châtre une enfant
trouvée, une grande fillette muette et visiblement attardée.
Comme elle ne comprend pas qu’elle doit rester chez la femme
chez qui on l’a placée et revient constamment à
l’hospice, les administrateurs encombrés décident
de se débarrasser d’elle en la perdant dans la campagne.
Scandalisée d’un procédé aussi inhumain,
George Sand décide d’alerter l’opinion publique,
mais, plutôt que parler en son nom propre, elle préfère
créer le personnage de Blaise Bonnin, quitte à prendre
la parole à sa suite pour confirmer la véracité
de l’histoire et en commenter les implications. Par la même
occasion, ne négligeant pas les besoins matériels, elle
regroupe tous les textes écrits à ce sujet dans une
plaquette qu’elle fera vendre au profit de Fanchette. De cette
circonstance précise est né un personnage qu’elle
utilisera à plusieurs reprises pour défendre la cause
des paysans, et dont l’aspect politique et révolutionnaire
apparaît clairement quand on sait qu’elle l’utilisera
à plusieurs reprises, et une dernière fois pour tenter
d’expliquer les événements de 1848 (Histoire
de France écrite sous la dictée de Blaise Bonnin
et Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens). Sand avait
parlé des paysans avant 1843 et l’affaire Fanchette,
mais à partir de ce coup de colère qui passe par la
parole d’un paysan, sa perception, son intention et sa parole
gagnent en engagement et en profondeur, parallèlement à
sa culture politique et philosophique, surtout sous l’influence
de Pierre Leroux et de tout le courant socialiste de l’époque.
Elle décrira avec justesse et précision les conditions
de travail des ouvriers parisiens (Les ouvriers boulangers de
Paris, l’Eclaireur de l’Indre,septembre
1844), elle expliquera l’incohérence de certaines lois
agraires, comme la vente des communaux (Lettre d’un paysan
de la Vallée Noire, écrite sous la dictée de
Blaise Bonnin, l’Eclaireur de l’Indre, octobre
1844). Elle demandera, pour les paysans comme pour les femmes, le
droit à l’éducation, mettant la main à
la pâte en apprenant à lire et à écrire
aux domestiques et aux paysans qui le souhaitent. Elle demandera,
pour les indigents, les attardés, les infirmes, une aide décente
de l’Etat, au nom de leur incapacité et de la solidarité
publique. Mais surtout, après avoir décrit le drame
des déclassés (André, Simon,
Le Compagnon du Tour de France…) elle revendique pour
tous le droit de progresser, de s’élever, sans pour autant
devoir abandonner leur condition : pourquoi n’existerait-il
pas des paysans instruits, des ouvriers cultivés ? pourquoi
faudrait-il se déraciner pour évoluer ? Bien sûr,
notre société nous montre encore combien les clivages
sociaux-culturels se sont maintenus. Mais nous devons au moins à
George Sand d’avoir formulé l’espoir d’une
évolution.
L’amour que George Sand a porté à cette humble
terre berrichonne et aux hommes aussi humbles qu’elle portait,
a certainement été le premier moteur de sa réflexion
philosophique et politique et l’a conduite à créer
à la fois un cadre, un personnage et un style originaux, que
l’on peut considérer aussi bien comme un témoignage
historique fidèle de la vie des paysans berrichons au XIXe
siècle, comme une oeuvre littéraire originale et comme
une profession de foi.
Le second est le texte inédit d'une
conférence présentée à La Châtre
(France) en avril 2004 dans le cadre des manifestations du Bicentenaire
de la naissance de George Sand.
L’AFFAIRE FANCHETTE :
LES CONSÉQUENCES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES D’UN
FAIT-DIVERS
Fanchette est le titre d’une plaquette éditée
par les soins de George Sand pour venir en aide à une fillette
handicapée mentale aux malheurs de laquelle elle s’était
intéressée. Ce texte rassemblait un certain nombre d’articles
et de lettres relatant et commentant l’affaire que Fanchette
avait bien involontairement suscitée et fut publié plus
tard dans les oeuvres complètes de George Sand à la
suite des Légendes rustiques. Il a été
réédité en 1997 par Michelle Perrot dans le volume
Politique et polémiques (éd. Imprimerie Nationale)
où elle a rassemblé de nombreux écrits politiques
de George Sand parus jusqu’en 1848.
Résumons les faits : en mars 1843, un médecin de La
Châtre, le docteur Boursault, aperçoit une grande fillette
chahutée par des gamins : on ne sait rien d’elle ; visiblement
attardée, elle ne parle pas et ne réagit guère.
On l’accueille à l’hospice de la ville, où
elle ne semble pas avoir causé de souci particulier : un rien
la ravit, et son bonheur est d’assister à la messe, bonheur
porté à son comble quand on la coiffe d’un petit
bonnet blanc. Probablement n’était-il pas du ressort
de l’hospice de prendre en charge cette petite, qui n’était
ni malade ni dangereuse. Les responsables décident alors de
la confier à une femme qui élève des enfants
trouvés, mais Fanchette, comme on l’a nommée,
ne paraît pas comprendre ce que l’on attend d’elle
et s’obstine à retourner à l’hospice - pour
pouvoir assister à la messe avec son petit bonnet… Exaspérées
de cette indocilité volontaire, les religieuses en viennent
alors à prendre une décision inimaginable : elles décident
de la renvoyer d’où elle vient, c’est-à-dire
ni plus ni moins de l’abandonner en pleine nature, quelque part
aux environs d’Aubusson, d’où il semble qu’elle
arrivait ; pour cette belle besogne, on donne cent sous au conducteur
de la diligence – on venait de lui en donner cinquante pour
perdre un chien…
Quelques âmes plus sensibles, dont le docteur Boursault qui
avait trouvé l’enfant, se trouveront pour s’inquiéter
de l’absence de l’innocente, et une enquête est
ouverte le 31 juillet 1843 pour s’achever sur un non-lieu le
13 septembre. George Sand, ayant eu connaissance de l’affaire,
décide d’utiliser sa notoriété pour aider
la malheureuse autant que pour dénoncer la lâcheté
des responsables et la triste solidarité des notables. Elle
écrit alors un texte où elle donne la parole pour la
première fois au personnage de Blaise Bonnin, un paysan de
la Vallée Noire, dans deux feuilletons de la Revue indépendante,
parus le 25 octobre et le 25 novembre 1843. Il s’agit d’une
lettre fictive où un paysan, Blaise Bonnin, écrit à
son parrain Gervais. Blaise Bonnin doit être considéré
comme le porte-parole du paysan berrichon, ne serait-ce que par son
nom même : la tradition fait de saint Blaise le patron des laboureurs,
et Bonnin était – et est encore – un nom extrêmement
répandu en Berry, et très représenté à
Nohant et dans ses environs. George Sand prête à Blaise
Bonnin une certaine culture : le curé de son village lui a
donné un peu d’instruction, il est adjoint au maire –
auquel il espère bien succéder aux élections
prochaines. C’est à ce personnage que Sand confie le
récit de la première partie de l’affaire, c’est-à-dire
la découverte de Fanchette et sa disparition. George Sand y
ajoute un commentaire écrit en son nom propre, commentaire
par lequel elle achève le récit commencé.
Cette intervention d’une personnalité célèbre
mais contestée ne pouvait que susciter des réactions,
notamment celle du Procureur du Roi, dont la lettre du 9 novembre
au directeur de la Revue indépendante est suivie d’une
réponse cinglante de George Sand. La lettre de Blaise Bonnin,
les commentaires de Sand et les échanges d’amabilités
qui s’ensuivirent seront reproduits dans la plaquette intitulée
Fanchette, où se trouvent également deux lettres
attestant la véracité des faits avancés par Sand,
une lettre du député-maire de La Châtre, Delaveau,
et une lettre du docteur Boursault, le médecin de l’hospice.
George Sand comptait sur la vente de la plaquette pour constituer
un petit pécule à la fillette et pour continuer à
dénoncer le scandale. Le projet verra le jour, mais non sans
difficulté : car sous la pression des autorités locales,
les imprimeurs se désistent tour à tour. Finalement
la brochure parut, et la somme fut remise au préfet de l’Indre,
auquel George Sand adresse une lettre de remerciements le 24 octobre
1844. L’« affaire Fanchette » aura occupé
l’écrivain un peu plus d’une année.
Mais, si Fanchette elle-même retourne alors à l’anonymat,
elle laisse derrière elle un personnage qui reparaîtra
pour prendre la parole au nom des paysans et du peuple : Blaise Bonnin.
En effet, les 5 et 12 octobre 1844, L’Éclaireur de
l’Indre fait paraître une « Lettre d’un
paysan de la Vallée Noire » à nouveau signée
Blaise Bonnin, et la date des lettres ultérieures confirme
la portée contestataire et même révolutionnaire
de la première d’entre elles, puisque c’est en
mars et avril 1848, en pleine agitation républicaine, que paraîtront
« Aux Riches », « Histoire de France écrite
sous la dictée de Blaise Bonnin », « Lettre au
Peuple » et « Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens.
»
La raison qui d’abord a poussé Sand à intervenir
est un sentiment simplement humain, fait de générosité
et d’indignation. Puis l’écriture de la lettre
de Blaise Bonnin l’amène à analyser ce fait-divers
dans toute sa signification : Fanchette, enfant, fille, attardée,
ignorante et pauvre, cumulant toutes les faiblesses, toutes les infériorités
de son siècle, prend une dimension de symbole.
L’enfant, le bâtard, l’infirme.
Parlons de la protection de l’enfant : est-ce simplement un
hasard si peu après l’affaire Fanchette nous trouvons
chez George Sand une réflexion sur l’enfance, et notamment
sur l’enfant trouvé (le champi), qui se développe
depuis le Petit-Pierre de La Mare au Diable jusqu’au
Charlot des Maîtres Sonneurs ? Petit-Pierre n’est
pas seulement une figure candide propre à attendrir le lecteur,
c’est aussi un fils de paysan dont Sand souligne l’impossible
évolution culturelle et sociale. Parlant de Germain, le héros
de La Mare au Diable, et de son fils Petit-Pierre, elle dit:
Mais hélas ! cet homme n’a jamais compris le mystère
du beau, cet enfant ne le comprendra jamais !…[…] il manque
à cet homme une partie des jouissances que je possède
[…] Il lui manque la connaissance de son sentiment. Ceux qui
l’ont condamné à la servitude dès le ventre
de sa mère, ne pouvant lui ôter la rêverie, lui
ont ôté la réflexion. (Mare au Diable,
ch. 2)
Dans François le Champi, le titre même nous
amène cette fois-ci de manière explicite au problème
de l’enfant trouvé : François, champi élevé
d’abord par une pauvre femme qui peut à peine le nourrir
et ne peut l’éduquer, a la chance d’être
recueilli ensuite par Madeleine Blanchet, jeune meunière assez
instruite pour lui apprendre à lire ; elle se charge également
de lui donner une bonne éducation morale. La suite du roman
le montrera devenu un homme sérieux, intelligent, capable de
prendre en main le moulin Blanchet après le veuvage de Madeleine.
Mais combien de champis ont pu bénéficier d’une
semblable aubaine, sauf quelques enfants trouvés des environs
de Nohant, auxquels Sand s’est intéressée ?
Le sujet l’a suffisamment préoccupée pour qu’elle
place à nouveau le problème de la bâtardise au
début d’un roman, dont le début s’intitula
d’abord La mère et l’enfant. Le roman
changea ensuite de thème principal, se centrant sur la musique
populaire et les musiciens paysans, pour devenir Les Maîtres
Sonneurs. Mais il en resta tout de même les questions posées
par la présence de deux personnages : celui de Charlot d’abord,
un gros gars d’un an qu’une jeune fille, Brulette, est
chargée d’élever ; une histoire de famille obscure
oblige à taire l’identité du petit garçon,
si bien que l’on soupçonne Brulette d’être
la mère de celui-ci. L’identité précise
du bébé importe peu à notre propos, en revanche,
une réflexion, bien que secondaire dans le roman, ne s’en
développe pas moins à propos des filles-mères,
des enfants illégitimes et de l’éducation des
enfants en général. N’oublions pas d’ailleurs
que ce problème se trouve au coeur de sa propre famille depuis
plusieurs générations, ce qui avait largement préparé
sa sensibilité dans ce domaine.
Dans ce même roman, on trouve ensuite Joset, qui a d’ailleurs
comme premier modèle un garçon de Nohant, Joseph Corret,
qui ajoutait la bâtardise à un léger handicap
mental. George Sand s’était intéressée
à ce fils d’une prostituée de village et lui avait
fait donner un peu d’éducation, dans l’espoir de
le placer dans un métier moins pénible que celui de
paysan, car il était de santé fragile. Dans Les
Maîtres sonneurs, le personnage de Joset s’écarte
largement de son modèle, car si dans le roman ce jeune paysan,
orphelin de père et non plus bâtard, est décrit
comme ébervigé, c’est-à-dire un peu ahuri,
un peu innocent, c’est qu’une passion muette pour la musique
le rend taciturne et renfermé. Mais qu’il soit réellement
attardé ou simplement différent, la réflexion
sur le bâtard et l’infirme, et surtout la réflexion
sur le regard d’autrui, reste bien présente dans le roman
: ni le bâtard ni l’infirme ne sont acceptés ni
compris, le bâtard, parce qu’il porte la faute sociale
de sa naissance et est considéré comme un voyou par
nature et par destination, l’infirme parce que, dans un monde
où la différence effraie et où la force et la
santé sont la référence et la seule source de
travail, il est inquiétant et improductif.
L’infirme, le paysan, le pauvre
Je pense que ce n’est pas un hasard si dans Le Meunier d’Angibault,
écrit moins d’un an après l’affaire Fanchette,
George Sand évoque à la fois la faiblesse intellectuelle
des paysans et les droits des travailleurs malades.
On dit bien souvent que George Sand idéalise les paysans qu’elle
décrit : c’est à la fois vrai et faux. Certains
d’entre eux, en fait les quelques personnages centraux, vont
en effet lui servir à résumer, à concentrer les
qualités idéales qu’elle a rencontrées
ou espérées : c’est le cas de Louis dans Le
Meunier d’Angibault, de Germain et Marie dans La Mare
au Diable, de Madeleine et François dans François
le Champi, de Landry et Fadette dans La Petite Fadette,
quoiqu’en les étudiant de plus près leur caractère
apparaîtrait moins lisse et moins excellent : relisons ces romans
et nous y trouverons un certain sens de la finasserie chez Louis,
de la malice et de l’ironie chez Marie, une certaine lenteur
d’esprit chez Germain, par exemple. Il est vrai qu’ils
restent très globalement des êtres d’une exceptionnelle
qualité. Mais tous les autres personnages sont là pour
représenter la réalité paysanne dans tous ses
aspects, même négatifs : d’un côté
on trouvera le fermier avare ou libertin, la veuve joyeuse, la fille
légère, le mendiant criminel, le valet corrompu, la
servante niaise, le meunier brutal et jaloux ; ils sont bien là,
et ne dissimulent pas les défauts trop humains de cette part
d’humanité ; et d’un autre côté vieilles
et vieux sans ressources obligés de travailler, jeunes filles
trop pauvres pour se marier, ouvriers malades ou infirmes montrent
d’autres aspects négatifs, la vie d’une autre humanité,
digne, démunie et abandonnée : il y a la Guillette,
la mère de la Marie de La Mare au Diable, en danger
de mourir de faim si Germain n’avait pas, dans les rigueurs
de l’hiver, versé du blé et des pommes de terre
dans le grenier des deux femmes ; il y a la Zabelle, première
mère nourricière de François le Champi, usée
et vieille avant l’âge ; Madeleine Blanchet aussi, qui
dit à François, inquiet de la voir si fragile, «
J’ai vingt-cinq ans, ce qui commence à compter pour une
femme de mon étoffe».
L’histoire de Fanchette d’abord, Le Meunier d’Angibault
ensuite soulignent l’absence de toute structure d’accueil
et de soutien pour ceux que les handicaps physiques ou mentaux, et
dans ces catégories il faut inclure l’ignorance et l’inculture,
mettent à l’écart d’une société
qui ne sait qu’en faire et confond fréquemment l’incapacité
et le parasitisme. Comparons les deux messages confiés à
deux paysans. Blaise Bonnin en 1843 dans Fanchette attire
l’attention sur cette petite qui ne peut subvenir à ses
besoins :
« Si l’État n’a pas le moyen de recueillir
les idiots et les infirmes, il faut donc qu’il nous retombent
sur les bras, à nous autres pauvres gens. […] Et quand
nous ne le pouvons pas, voyons ! qu’est-ce qu’il faut
faire ? qu’est-ce qu’il faut devenir ? Il y a un gouvernement
où il n’y en a pas. […] On me répond qu’il
y a des fonds départementaux destinés à ne pas
laisser mourir ceux qui ne peuvent pas se faire vivre. C’est
bien court, à ce qu’il paraît ; mais enfin il y
en a. Qu’on s’en serve donc ! » (Fanchette
p. 70 )
Quant à Louis d’Angibault, en 1844 dans Le Meunier,
il rend visite à une femme du village, dont le mari, de constitution
fragile, ne peut fournir assez de travail pour soutenir sa famille.
Sans le juger, sans le condamner, Louis le fait travailler autant
que le pauvre homme en est capable. Et c’est cette pensée
de solidarité et d’entraide qui inspire la conversation
suivante avec M. Bricolin, le fermier enrichi :
« - Et les pauvres, les paresseux, les faibles, les «
bêtes », qu’est-ce que vous en faites ?
- Je n’en fais rien, puisqu’ils ne sont bons à
rien !
- Et si vous en étiez […] diriez-vous : Tant pis pour
eux ? » (ch.11)
C’est encore dans Le Meunier que Sand synthétise
son credo social : aux saint-simoniens dont l’idée générale
serait résumée par « à chacun selon ses
capacités », ce qui déplace la notion de profit
sans la modifier, elle répond avec Louis Blanc que la formule
ne sera vraie que lorsqu’on y aura ajouté le correctif
suivant : « à chacun selon ses capacités et à
chacun suivant ses besoins » - c’est toute une perspective
de responsabilité collective, de solidarité et de répartition
des ressources qui se met en place.
L’infirme et la femme
Que l’on me pardonne cette petite provocation, mais au titre
des infirmités, physiques, morales ou sociales, il faut compter
la condition féminine. En effet, dans Fanchette, à
la fin de la réponse au procureur, ce sont trois personnes
qui s’expriment : Fanchette, l’idiote et la victime, Blaise
Bonnin, le paysan porte-parole, et George Sand, l’auteur et
la femme.
« Je n’ai qu’une erreur à rectifier dans
la lettre de Blaise Bonnin, c’est que la ville de Riom soit
située dans le département du Cantal ; il paraît
qu’elle est située dans celui du Puy-de-Dôme C’est
une faute de géographie dont je ne me suis point aperçue
en transcrivant la lettre de mon ami Blaise, par la raison que je
ne possède pas cette science mieux que lui. Mais les paysans
et les femmes, assez doctes peut-être dans les questions de
sentiment, ne sont tenus à rien de mieux. »[c’est
moi qui souligne] (Fanchette p.103)
Cette mise sur le même plan, en matière d’éducation,
des paysans et des femmes, mérite d’être soulignée.
Dans des proportions et des domaines certes différents, pour
les unes comme pour les autres l’éducation est tronquée
ou négligée. George Sand a évoqué l’infériorité
sociale et intellectuelle des femmes de son temps dans ses romans
bien avant d’écrire la lettre de Blaise Bonnin –
c’était déjà l’un des fils conducteurs
d’Indiana, son premier roman. Elle ne cessera de l’évoquer
tout au long de son oeuvre, soit en décrivant les femmes victimes
des conventions sociales et de la prééminence masculine,
soit en créant des héroïnes qui représentent
l’idéal de la femme, dans son tempérament, son
éducation ou sa position, comme dans Mauprat, La
Ville Noire ou Mademoiselle Merquem. Néanmoins
il est remarquable que le court pamphlet de Fanchette établisse
en quelques pages la synthèse complète des revendications
sociales de George Sand.
En 1843 lors de l’affaire Fanchette les convictions politiques
de Sand sont déjà fixées. Depuis sa découverte
enthousiaste, à l’adolescence, de Jean-Jacques Rousseau
où elle découvre de perspectives politiques et religieuses
qui éclairaient ses propres intuitions, elle a connu tout ce
que le socialisme utopique des débuts du XIXe siècle,
le socialisme pré-marxiste, a apporté comme réflexions
et comme projets, avec des hommes comme Cabet, Proudhon, Fourier,
entre autres. Elle s’est écartée des doctrines
les plus radicales et s’est formé une pensée propre,
se démarquant notamment des saint-simoniens, s’attachant
davantage à des personnalités comme Louis Blanc ou Armand
Barbès. C’est néanmoins de Pierre Leroux qu’elle
s’est sentie la plus proche, quand elle a découvert ses
théories du progrès, son idéal de vie en communautés
familiales, ses perspectives religieuses enthousiastes et ouvertes.
Même après une réelle désillusion devant
le tempérament velléitaire et ergoteur d’un Leroux
plus à l’aise dans la formulation théorique et
l’idéal visionnaire que dans l’action efficace
et soutenue, c’est certainement de lui qu’elle retenu
le plus. Mais elle ne se contente pas d’être d’une
simple disciple et Alexis de Tocqueville lui-même soulignait
dans ses Souvenirs l’ampleur de vue et la modernité
de la pensée de « la célèbre Madame Sand
». Or les idées et les engagements de George Sand, même
avant leur maturation, ont toujours transparu dans ses romans, notamment
en ce qui concerne la liberté personnelle de la femme et la
défense des paysans. On ne peut donc pas dire que Fanchette
présente quelque chose de nouveau pour ce qui est de la doctrine.
Mais il me semble que l’on peut considérer l’affaire
Fanchette et le texte qui en est issu comme un tournant dans l’écriture
romanesque de George Sand, qui tout à coup livre un texte,
et d’une longueur substantielle, où elle tente de faire
parler d’une façon qui n’est ni caricaturale, ni
parodique, un paysan aussi authentique que possible.
Et il est évident que malgré sa colère, George
Sand s’est divertie à cet exercice de style où
elle mêle avec bonheur des maladresses populaires (« La
présente, mon cher parrain, est pour vous remercier de la vôtre…
» , « tant qu’à nous, nous sommes assez bien
Dieu merci… »), des expressions dialectales (« Elle
entend un peu plus gros que l’année passée »
= elle entend un peu moins clair ; « l’âne à
Jarvois » = l’âne de Gervais). Sa simplicité
autant que sa colère conduisent aussi parfois Blaise Bonnin
vers un récit sec, dépouillé, presque staccato,
quand il parle du conducteur de la diligence qui a accepté
d’abandonner Fanchette en pleine nature : « Il n’y
a que Thomas Desroys qui n’y mette pas tant de façons
- il a reçu cinquante sous de plus que pour le chien »
(p.75). Sa colère ne l’empêche pas d’avoir
recours ailleurs à une expressivité à la fois
brutale et sympathique. Ecoutons sa description de Fanchette :
Ça raisonne à peu près comme ma serpe, ça
n’a pas plus de connaissance qu’un cabri, et c’est
muet comme une pierre ; ça entend, mais ça ne peut pas
dire un mot ; ça paraît ne pas se rappeler de la veille,
et ne pas s’inquiéter du lendemain. Enfin, ça
n’est bon à rien. […] Cependant, ça n’est
pas méchant, un enfant comme ça ; ça n’a
pas fait de mal, ça n’en pourrait pas faire. Comment
ça pourrait-il mériter la mort ? Qu’est-ce qui
voudrait se charger de débarrasser la terre de tout ce qui
s’y trouve d’inutile ? Ça n’est pas moi,
j’aurais trop d’ouvrage. » (Fanchette
page 69-70)
On comprend à présent que la création
du personnage – et surtout du style – de Blaise Bonnin
ouvre la réflexion qui mènera d’abord aux deux
grands chapitres-préface de La Mare au Diable, où
Sand montre la précarité de la condition sociale et
intellectuelle des paysans et explique qu’elle doit parler pour
ceux qui en sont incapables :
Quoique paysan et simple laboureur, Germain s’était rendu
compte de ses devoirs et de ses affections. Il me les avait racontés
naïvement, clairement, et je l’avais écouté
avec intérêt. Quand je l’eus regardé labourer
assez longtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pas
écrite, quoique ce fût une histoire aussi simple, aussi
droite et aussi peu ornée que le sillon qu’il traçait
avec sa charrue.
[…] Eh bien ! arrachons, s’il se peut, au néant
de l’oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il n’en
saura rien et ne s’en inquiétera guère ; mais
j’aurai eu quelque plaisir à le tenter. (Ch. 2)
Cette même réflexion mènera ensuite à l’Avant-propos
de François le Champi, où elle fait résumer
à son ami François Rollinat la difficulté majeure
qu’elle rencontre en souhaitant faire parler les paysans :
Raconte-la moi [l’histoire du Champi] comme si tu avais
à droite un Parisien parlant la langue moderne, et à
ta gauche un paysan devant lequel tu ne voudrais pas dire une phrase,
un mot où il ne pourrait pas pénétrer. Ainsi
tu dois parler clairement pour le Parisien, naïvement pour le
paysan. L’un te reprochera de manquer de couleur, l’autre
d’élégance. Mais je serai là aussi, moi
qui cherche par quel rapport l’art, sans cesser d’être
l’art pour tous, peut entrer dans le mystère de la simplicité
primitive, et communiquer à l’esprit le charme répandu
dans la nature. (Avant-Propos de François le Champi)
Or, c’est dans les cinq années qui suivent que sont écrits
Jeanne, Le Meunier d’Angibault, Le Péché
de monsieur Antoine, La Mare au Diable, François
le Champi et la Petite Fadette, soit tous les romans
où la peinture et la défense du monde paysan représentent
le thème et l’enjeu de la pensée de Sand.
Jeanne, écrit et publié en 1844, voit apparaître
la première héroïne paysanne, jeune bergère
qui sera victime des convoitises masculines et des supériorités
sociales. Bien sûr, nous avions déjà vu des paysans
dans des romans antérieurs. Certains d’entre eux avaient
même accédé au rang de personnage principal, mais
encore d’une façon qui soulignait leur caractère
inhabituel, puisqu’ils étaient fréquemment des
paysans qu’une éducation exceptionnelle sortait de leur
milieu, comme Bénédict dans Valentine, ou Simon dans
le roman du même nom… Avec Jeanne puis Le
Meunier, nous voyons apparaître des personnages paysans
que seul leur caractère rend exceptionnels : Jeanne n’est
rien d’autre qu’une petite bergère inculte et qui
le restera et Louis d’Angibault, malgré quelques lectures,
apparaît comme un meunier riche surtout de bon sens et de générosité.
C’est d’ailleurs avec Jeanne que George Sand essaie pour
la première fois de faire parler dans un roman un paysan dans
un style qui se rapproche du langage réel, parlé –
essai bien timide à nos yeux de modernes, mais dont un critique
de l’époque avait tout de même stigmatisé
la « trivialité à faire frémir »
(critique de la Revue de Paris, citée par Simone Vierne
dans sa préface à Jeanne (PUG p. 19)
Le Meunier d’Angibault a été écrit
l’été 1844, juste après Jeanne,
soit parallèlement aux derniers événements de
l’affaire Fanchette ( c’est-à-dire la parution
de la plaquette et les remerciements au préfet) et juste avant
que ne paraisse une autre Lettre d’un paysan de la Vallée
noire encore signée Blaise Bonnin (L’Eclaireur
de l’Indre, 5 et 12 octobre 1844). Dans le Meunier
Sand représente cette fois l’intégralité
de la société rurale, depuis le mendiant jusqu’au
châtelain aristocrate. Si l’on peut trouver ce roman en
retrait par rapport à Jeanne dans l’essai de
transposition du langage paysan (en effet seuls quelques mots saupoudrés
çà et là créent un semblant de couleur
locale), c’est en revanche le texte où Sand théorise
le plus nettement ses positions politiques et ses espoirs d’évolution
sociale, d’où d’ailleurs les difficultés
qu’elle rencontra à le publier. Je passerai rapidement
sur le Péché de M. Antoine, qui reprend une
grande partie des réflexions du Meunier, quoiqu’il
serait intéressant d’étudier, dans son fond comme
dans son style, la page remarquable des confidences du paysan Jean
Jappeloup. Mais le Péché, rédigé
l’été 1845, nous conduit directement à
La Mare au Diable, que Sand écrit l’automne
suivant. Si le style reste sans innovation frappante, le monde rural
se restreint de façon radicale : une intrigue minimaliste se
déroule autour d’un hameau, au coeur d’une famille,
dont le gendre veuf finit par se remarier – voilà tout
l’argument, qui se limite enfin à ce que le paysan connaît
: le voisin, le hameau, le travail, la pauvreté.
Il nous reste à parler de François le Champi et
de la Petite Fadette : le monde décrit reste le même
que celui de la Mare au Diable, dont hameaux et voisins,
amours et querelles constituent tout l’univers ; ajoutons simplement
pour Fadette qu’elle est presque une soeur de Fanchette : certes
elle n’est pas innocente ou attardée, mais on la soupçonne
d’être une enfant illégitime, et d’avoir
hérité les pouvoirs supposés maléfiques
de sa grand-mère guérisseuse : d’elle aussi, il
faut donc se méfier, elle aussi il faut l’écarter,
la chasser. Mais il y a dans François le Champi et
la Petite Fadette un changement plus important, une évolution
narrative majeure. Déjà, depuis le Meunier d’Angibault,
on avait assisté à un changement des techniques descriptives,
à la disparition des grandes descriptions tableaux au profit
d’un émiettement des notations, d’une description
adaptée si je puis dire au regard des personnages qui perçoivent
les lieux dans leurs détails et leurs cadres retreints, nous
nous trouvons par le fait face à la naissance d’une écriture
que je qualifierai de quasi impressionniste, et en tout cas, de moderne
– Flaubert n’appelait-il pas George Sand « chère
maître » ? Mais ici s’ajoute une autre modification,
aussi moderne du point de vue littéraire, plus significative
encore du point de vue social : une évolution profonde du schéma
narratif. Car le narrateur n’est plus George Sand, écrivain
cultivé, qui attirait notre attention sur la condition paysanne
à travers l’histoire de Jeanne la bergère, du
meunier Louis ou de Germain, mais la voix caractéristique et
originale d’un narrateur paysan. En effet en écrivant
François le Champi, George Sand a confié la
narration à un premier personnage, le chanvreur itinérant
qui raconte aux veillées les légendes, les histoires
et les cancans du village. Ce soir-là, aidé de la bonne
du curé, il racontera l’histoire de François le
Champi. Quelque temps plus tard, il sera le narrateur de celle de
la Fadette. En 1853 l’évolution sera parachevée
: le même chanvreur entreprend le récit de sa propre
vie, et George Sand, totalement absente en apparence, disparaît
derrière un simple paysan qui raconte sa propre histoire avec
quelque chose qui ressemble à ses propres mots, exactement
comme Blaise Bonnin écrivait, quelques années plus tôt,
une lettre à son parrain pour lui parler de cette pauvre Fanchette.
George Sand a parlé des paysans avant l’histoire de Fanchette,
elle en parlera encore après, mais nous nous trouvons ici devant
une sorte de tournant littéraire où se condense l’essentiel
du message sandien dans ce domaine, et j’avance l’hypothèse
que cette réflexion à la fois politique et stylistique
n’aurait pas vu le jour sans la sainte colère qui a présidé
à la création du personnage et du langage de Blaise
Bonnin. Des grandes questions qui occupèrent la pensée,
l’oeuvre et la vie de George Sand, l’histoire de Fanchette
doit apparaître comme emblématique. Fille, enfant, attardée,
paysanne et abandonnée, Fanchette cumulait tous les handicaps
sociaux et intellectuels, et c’est à cet état
de fait, plus encore qu’à la dénonciation d’un
fait-divers odieux, qu’il faut rattacher la croisade entreprise
par George Sand en 1843.
Fanchette symbolise en effet l’éternel mineur, celui
qui n’a pas droit à la reconnaissance ni à l’éducation,
en vertu d’une hiérarchie tant sociale qu’intellectuelle
qui place sur le même plan la femme, dans son devoir officiel
de rester à demi idiote, le paysan, emprisonné par précaution
dans son ignorance, l’attardé, incapable d’en sortir,
et en vertu d’une société qui les considère
comme inaptes à acquérir un savoir abstrait, à
conceptualiser, exprimer et justifier rationnellement leur volonté.
A cet égard, le pamphlet consacré à Fanchette
constituait la dénonciation exemplaire de la survivance des
servitudes. Mais sa nature, sa forme, sa brièveté limitaient
sa portée. La création romanesque des années
qui suivirent, avec une demi-douzaine de titres majeurs, donna l’ampleur
et la portée nécessaires à la magistrale intuition
que représente la création de Blaise Bonnin : belle
revanche de l’inconsciente Fanchette !